Festival de Cannes 2022 : Maher El Khair, un « héros » façonné dans le limon du Nil

Personnage principal du film « Le Barrage », d’Ali Cherri, présenté à la Quinzaine des réalisateurs de la 75e édition du Festival, le Soudanais, à 32 ans, se prend à rêver d’avenir.

Le Monde  – Lundi, Maher a quitté la briqueterie où il travaille, à Méroé, l’antique cité de Nubie, au Soudan. Il a embrassé sa femme, qui doit accoucher dans trois semaines ; a pris le bus pour Khartoum – six heures à travers le désert –, puis un avion pour Istanbul et, de là, un autre pour Nice. C’était la première fois qu’il quittait le bord du Nil, où il vit les mains plongées dans cette glaise, noire du limon du fleuve, dont on tire, là-bas, le matériau des constructions. Et c’est comme ça qu’on l’a retrouvé, beau comme un prince, droit comme un i, observant l’agitation cannoise avec un sourire d’ange. A 32 ans, Maher El Khair est le héros du film Le Barrage, d’Ali Cherri, présenté à la Quinzaine des réalisateurs.

« Le héros » : c’est ainsi qu’on l’appelle désormais, chez lui, à Méroé. Depuis que, en décembre 2017, Maher El Khair a croisé un jeune Libanais qui débarquait au village, sac sur le dos, avec une caméra. Il l’a d’abord pris pour un de ces touristes – plutôt rares – qui viennent visiter les ruines des pyramides nubiennes. Mais l’homme lui a expliqué que c’était l’immense barrage qu’Omar Al-Bachir, l’ancien dictateur, avait fait construire en amont par les Chinois, qui l’intéressait. Ali Cherri, c’était son nom, était artiste et vidéaste, lui expliqua-t-il, et il travaillait sur l’eau.

 

Intelligence des sens

 

Celui-ci reviendra plusieurs fois. Pour son travail artistique – il a obtenu le Lion d’argent à la Biennale de Venise, en avril, avec un triptyque vidéo sur le barrage : The Milk of Dreams : of Men and Gods and Mud –, mais aussi parce que la rencontre avec Maher, et ce contraste éblouissant entre les rives verdoyantes du fleuve et le désert sans merci qui l’entoure, lui inspirait l’idée d’un film de fiction.

Ali Cherri, réalisateur : « Ce personnage un peu taiseux, retranché du groupe, c’est le même dans le film que dans la vie »

Maher le personnage, propose illico d’être aussi Maher l’acteur. Lui qui raconte avec un sourire gourmand son amour de James Bond, de Jackie Chan ou de Jason Statham dans Le Transporteur, caresse l’idée de jouer. Beau gosse, séducteur (soupir expressif quand on lui pose la question), joueur de handball dans l’équipe de la province, le jeune homme a découvert le cinéma sur les chaînes câblées chez ses parents ; dans les cafés de la ville voisine, Karima, où quelques chaises autour d’un poste de télévision suffisent à improviser des séances, ou dans l’unique salle de la région, les rares fois où il a parcouru quatre heures de route jusqu’à Dongola, pour y assister à une projection.

Maher El Khair est l’aîné d’une fratrie de dix enfants. Sa famille, venue du sud du pays, s’est installée à Méroé lorsque son père y a trouvé un travail auprès des archéologues qui y pratiquent des fouilles. Maher, lui, a passé un bac technique, rêvant d’être ingénieur dans l’électronique, avant de prendre ce travail à la briqueterie pour aider à subvenir aux besoins de la famille.

Le jeune homme, qui ne parle que l’arabe et un dialecte local (on recense 125 langues au Soudan), nous dévisage avec cette intelligence des sens de ceux qui n’ont pas besoin d’entendre pour comprendre. « Ce personnage un peu taiseux, retranché du groupe, c’est le même dans le film que dans la vie, témoigne le réalisateur Ali Cherri. Avec ce charisme fort et cette confiance en soi qui font qu’il n’est jamais mal à l’aise. » Il hésite, puis ajoute : « Sauf dans l’eau. Il ne sait pas nager. Même retenu avec des cordes, il en avait très peur, il a fallu écourter les scènes où il est dans le Nil. »

 

L’eldorado cannois

 

Et ce rêve étrange, autour duquel le film est bâti ? « Il ressemble à l’étrangeté de ma vie », répond l’acteur. A la fin du film, Maher pleure. Une émotion à remplir le Nil jusqu’à la mer. « Ce n’est pas moi qui le lui ai demandé », assure le réalisateur. « Je pensais à tout ce que le personnage que je jouais avait perdu, et ça m’a donné les larmes aux yeux », constate le Soudanais, le regard fixé sur l’horizon.

Dans Le Barrage, les slogans inscrits sur les murs de la ville témoignent de la crise politique qui règne dans le pays (deux coups d’Etat en trois ans). « J’espère que la révolution restera pacifique et que la transition va mener à quelque chose, dit en soupirant Maher El Khair. Mais je n’en suis pas sûr. » Comment ça ? « C’est actuellement très difficile. La vie est devenue trop chère. » Plus chère qu’il y a dix ans ? « Plus chère qu’il y a trois jours. »

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Laurent Carpentier

Source : Le Monde 

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