L’immobilier de Dubaï, havre pour l’argent des oligarques et criminels

 

Avec ses plages artificielles, ses gratte-ciel sculpturaux et ses stations de ski en plein désert, Dubaï s’affiche en paradis terrestre extravagant pour riches du monde entier. Mais le plus clinquant des Emirats arabes unis est aussi un des centres financiers les plus opaques de la planète, une destination providentielle pour l’argent illicite ou suspect.

Depuis que la guerre en Ukraine a éclaté, le 24 février, la crainte que des oligarques russes y délocalisent leur fortune pour échapper aux sanctions fait monter la fièvre. Début mars, l’organisme mondial antiblanchiment, le GAFI, a ainsi fiché Dubaï sur la liste grise des Etats priés de combler leurs failles en matière de lutte contre l’argent sale. Dans le viseur : la finance, mais aussi l’immobilier de luxe, grand vecteur de blanchiment, sur lequel règne le plus grand mystère.

Une crainte aujourd’hui confirmée par une base de données à laquelle Le Monde a eu accès, révélant l’identité de 274 000 propriétaires de 800 000 biens immobiliers situés à Dubaï.

Obtenues par le Center for Advanced Defense Studies (C4ADS), un think tank américain – composé d’anciens officiers américains et d’universitaires, il enquête sur les crimes et les conflits internationaux –, ces données cadastrales inédites datées de 2020 ont servi de base à l’enquête collaborative « Dubai Uncovered » (« Dubaï démasquée »), rassemblant vingt médias internationaux sous l’égide du média financier norvégien E24.

De hauts responsables politiques russes

Cette base de données, jusqu’alors inaccessible au grand public comme à la presse et aux chercheurs, expose la face la plus sombre de Dubaï. Car, dans la liste des propriétaires immobiliers du leak ne figurent pas seulement des hommes et des femmes d’affaires venus jouir du dynamisme économique du petit émirat et de ses largesses fiscales : on y trouve aussi un grand nombre de personnes impliquées dans des activités criminelles (fraude, corruption, trafic de drogue…), ciblées par des enquêtes judiciaires ou sous le coup de sanctions internationales.

De quoi nourrir la mauvaise réputation de l’émirat, dont le nom est régulièrement cité dans les grandes affaires de blanchiment d’argent et où se réfugient, dans l’espoir d’échapper à l’extradition, des trafiquants de drogue et des criminels en col blanc recherchés par les polices internationales.

Le travail du consortium d’investigation Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), partenaire de l’enquête, a permis d’identifier deux responsables politiques russes de haut rang, visés par des sanctions internationales.

Le premier, Alexandre Borodaï, est connu pour avoir été brièvement, en 2014, le « premier ministre » de la « république populaire de Donetsk », autoproclamée par les séparatistes prorusses dans le cadre du conflit dans l’est de l’Ukraine. Il s’est ensuite fait élire député à la Douma, en 2021. C’est lors de son ascension rapide dans la politique russe qu’il a acquis en toute discrétion un vaste appartement dans le fastueux complexe résidentiel Grandeur Residences-Maurya, situé à Palm Jumeirah, l’iconique île artificielle en forme de palmier. Le lieu dispose de piscines, de restaurants, d’un héliport, d’un court de tennis, ainsi qu’un service de sécurité actif vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

A moins de 3 kilomètres de là, dans la marina, un appartement plus modeste de 109 mètres carrés, évalué à 430 000 dollars (409 000 euros), appartient à son collègue député Roman Liabikhov, élu sous l’étiquette du Parti communiste russe en 2021.

Dans le leak, les deux hommes côtoient des oligarques bien connus : Rouslan Baïsarov, un homme d’affaires russe proche de Ramzan Kadyrov, le dictateur tchétchène sous sanctions qui a fourni des soldats et des ressources militaires à la Russie pour l’invasion de l’Ukraine ; et Dmitri Rybolovlev, ce richissime oligarque à la fortune et aux méthodes controversées, doté d’un passeport chypriote et basé à Monaco, où il est actionnaire majoritaire et président du club de football AS Monaco. M. Baïsarov est le propriétaire d’au moins six biens à Dubaï, valant environ 8,5 millions de dollars, tandis que M. Rybolovlev possède une villa sur le front de mer à Palm Jumeirah, évaluée à plus de 3,5 millions de dollars.

Au total, ce sont plus de cent membres de l’élite politique russe, des fonctionnaires et des hommes d’affaires proches du Kremlin, qui possèdent des biens immobiliers dans l’émirat. Un phénomène qui a toutes les chances de s’amplifier, au vu de la neutralité affichée des Emirats arabes unis envers l’offensive russe en Ukraine et de leur refus d’appliquer les sanctions votées par les Occidentaux. L’argent investi à Chypre, havre pour oligarques, pourrait notamment s’y réfugier.

 

Soupçons de trafic de cocaïne

 

Mais l’argent russe n’est pas le seul à être massivement investi dans ce gros centre financier du Moyen-Orient et à poser question. Une douzaine d’Européens impliqués dans des affaires de blanchiment et de corruption apparaissent aussi dans les fichiers de « Dubai Uncovered ».

Tout en haut de l’affiche : Daniel Kinahan, cet ancien promoteur de boxe irlandais désormais soupçonné de trafic de cocaïne et d’appartenance à une organisation criminelle internationale. En cavale à Dubaï – qu’il documente largement en publiant des photos sur les réseaux sociaux –, l’homme est sur les radars d’Europol. Les Etats-Unis ont bloqué les biens de son clan, et jusqu’à 5 millions de dollars ont été promis pour des informations permettant sa capture ou le gel de ses avoirs. Dans la fuite de données, M. Kinahan est répertorié comme le propriétaire d’un bureau de 115 mètres carrés, situé dans la tour Jumeirah Bay X3, à quelques minutes de la plage, acquis entre le printemps 2017 et janvier 2018.

D’autres profils sulfureux émergent aussi, tels le Tchèque Tibor Bokor, directeur exécutif d’une Bourse de cryptomonnaies sanctionnée par le Trésor américain en 2021, qui a trois appartements à Dubaï, ou l’ancien avocat et homme d’affaires slovaque Miroslav Vyboh, recherché pour corruption. Il possède un appartement à 2,7 millions de dollars dans l’émirat. Sollicité, M. Vyboh a confirmé, par le biais de son avocat, qu’il était bien propriétaire d’un appartement à Dubaï, acquis en 2017, mais qu’il n’a jamais eu l’intention d’y vivre et qu’il chercherait actuellement à le revendre.

A cette liste s’ajoutent les noms de plusieurs suspects impliqués dans la fraude « Cum-Ex », une escroquerie internationale révélée au milieu des années 2010, qui a lésé les finances publiques de plusieurs pays européens, dont l’Allemagne, le Danemark, la Belgique et la France.

En ouvrant grandes les vannes de l’argent du monde entier, Dubaï est-il en train de devenir un refuge pour criminels ? « Dubaï a une approche de la réglementation commerciale et financière, ainsi que de la criminalité financière étrangère, qui consiste à ne pas poser de questions et à ne pas voir le mal », écrivait l’ONG Tax Justice Network, en 2020. Sollicité par les partenaires de l’enquête, le gouvernement de Dubaï a fait valoir que « les Emirats arabes unis appliquent un cadre réglementaire clair, qui est conforme aux lois et aux standards internationaux visant à lutter contre la criminalité financière ». La plupart des personnalités citées dans l’article n’ont pas répondu aux sollicitations du consortium.

Un pur paradis fiscal

 

La radiographie inédite de l’immobilier dubaïote, livrée par l’enquête « Dubai Uncovered », permet de répondre à une question restée jusqu’ici en suspens : qui investit quoi et combien dans le plus secret des émirats, pur paradis fiscal où n’existent ni impôt sur le revenu et le capital ni impôt sur les sociétés ?

Les données cadastrales obtenues par le C4ADS permettent d’évaluer à au moins 146 milliards de dollars la valeur des biens immobiliers détenus par des étrangers à Dubaï – une somme faramineuse représentant près du tiers du marché de l’immobilier du royaume.

Selon le calcul des économistes spécialistes de la finance offshore Gabriel Zucman et Annette Alstadsæter, qui ont également analysé les données, au moins 27 % des biens immobiliers recensés à Dubaï appartiennent à des étrangers. Voire davantage, puisque 7 % des propriétaires listés dans le cadastre n’ont pu être reliés à une nationalité.

Ces sommes colossales font de l’émirat d’à peine 3 885 kilomètres carrés et 3,3 millions d’habitants l’un des plus gros centres immobiliers offshore de la planète. Ce montant est en effet deux fois supérieur à la valeur des appartements et maisons de Londres détenus par des non-résidents, et même supérieur à la valeur totale de tous les actifs immobiliers français détenus par les non-résidents (131 milliards de dollars en 2019).

« C’est la première fois que nous disposons d’informations aussi détaillées sur la richesse immobilière offshore », déclare M. Zucman – il a travaillé par le passé sur les scandales fiscaux des « SwissLeaks » ou des « Panama Papers », qui étaient pour leur part basés sur des comptes cachés dans les paradis fiscaux derrière des sociétés-écrans.

« Le risque est que l’immobilier à Dubaï remplace le compte en Suisse comme stratégie d’évasion fiscale ou de dissimulation de patrimoine », estime le professeur associé à l’université de Californie à Berkeley, qui dirige l’Observatoire de la fiscalité de l’Union européenne. Ce constat appelle, selon lui, une réaction des régulateurs, car l’immobilier n’est pas couvert par l’échange automatique d’informations entre Etats, nouvelle pierre angulaire de la lutte mondiale contre la fraude fiscale.

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Jérémie Baruch

Anne Michel

Vincent Nouvet

Source : Le Monde

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