The Times – Envoyer au Rwanda, dont l’histoire récente est l’une des plus sanglantes du monde, des migrants vulnérables qui avaient pour objectif d’entamer une nouvelle vie au Royaume-Uni ? L’idée peut sembler à tout le moins saugrenue.

Ce n’est certainement pas le genre d’accueil auquel s’attendent les Afghans qui ont fui Kaboul quand leur pays est tombé aux mains des talibans l’année dernière. Et s’il faut en croire l’expérience – car des accords semblables de traitement des demandes d’asile ont été conclus par le passé entre le Rwanda et Israël et le Danemark – ces réfugiés ne resteront pas longtemps sur le sol rwandais.

“N’écoutez pas ce qu’on va vous dire, je suis allé dans ces centres, les conditions sont horribles. Les demandeurs d’asile vont prendre la fuite vers l’Ouganda pour passer au Soudan, puis en Libye. Ou bien c’est qu’ils seront sous la menace des armes. C’est un calcul atroce que fait notre gouvernement”, commente un travailleur humanitaire britannique, sous le couvert de l’anonymat.

“Et est-ce qu’ils vont aussi y envoyer des Ukrainiens ? Dans le cas contraire, les accusations de racisme vont tomber.”

Le Rwanda accueille déjà d’importants contingents de réfugiés, bien plus nombreux que ceux qui traversent la Manche vers le Royaume-Uni à bord d’embarcations de fortune. Sur le territoire de ce pays montagneux d’Afrique de l’Est, six camps abritent aujourd’hui au moins 128 000 personnes ayant fui les conflits et les persécutions en république démocratique du Congo et au Burundi. Certains vivent là depuis trois ans et n’ont que très rarement la permission de sortir du camp. Il leur est interdit de travailler et de se déplacer.

Une “Suisse africaine” mise au pas

Une chose est sûre cependant : il n’y aura personne au Rwanda pour critiquer l’initiative. Dans cette “Suisse de l’Afrique”, il n’y a pas de presse libre, et Internet est sous surveillance. Aucune opposition n’est tolérée.

C’est que le président Paul Kagame compte parmi les dirigeants africains les plus malins. Et les plus impitoyables.

Son peuple se garde bien de le contredire. Pour éliminer des opposants, Kagame est soupçonné d’avoir envoyé des escadrons de la mort à Londres, à Johannesburg et à Nairobi. En 2011, la police du Grand Londres avait fait parvenir à trois Rwandais installés en Grande-Bretagne des mises en garde officielles leur signalant que leur vie était en danger, sous la menace d’un assassinat imminent. Le gouvernement britannique n’avait guère protesté.

En 2014, l’ancien responsable des services de renseignements rwandais était retrouvé mort [à Johannesburg], déclenchant l’ire de l’Afrique du Sud contre le président du Rwanda.

David Himbara, un de ses anciens conseillers économiques, en exil au Canada depuis 2010, commente :

“Kagame est un génie du mal. Il s’est construit une belle façade de réussite. Ça n’est que du vent, mais tout part de la culpabilité qui ronge les Occidentaux depuis qu’ils n’ont rien fait pour stopper le génocide.”

Après la fin du génocide de 1994 (cent jours durant lesquels plus de 500 000 Tutsis furent assassinés par des milices hutus), Kagame ordonna des représailles qui se traduisirent par le massacre de dizaines de milliers d’innocents villageois hutus. En 1996, il poursuivit sa traque des Hutus en fuite jusqu’en RDC, contribuant à déclencher les première et deuxième guerres du Congo.

La mauvaise conscience de l’Occident

Rien cependant ne semble entamer l’aura dont il jouit en Occident.

En juin prochain, à Kigali, cette capitale moderne et impeccable du Rwanda qu’on surnomme souvent la Singapour africaine, se tiendra le sommet des chefs de gouvernement du Commonwealth. Dans cette organisation intergouvernementale, deux pays seulement n’ont aucun lien historique avec le Royaume-Uni, dont le Rwanda. Mais le Rwanda est un pays de cricket – il l’est devenu grâce à une manœuvre fort astucieuse de Kagame, qui l’a importé par le biais des exilés ougandais anglophones.

“Kagame connaît tous les points faibles des Occidentaux, il sait précisément quand et comment les aiguillonner. Il n’a de cesse de se présenter comme l’allié fiable, une success-story redevable à l’Occident, et c’est ce qui lui permet de jouer bien au-dessus de sa catégorie, et d’éluder les questions plus gênantes”, résume Michela Wrong, autrice de Do Not Disturb, un ouvrage dans lequel elle détaille le recours du président rwandais à des escadrons de la mort.

Entre offre de collaboration militaire dans la lutte contre l’État islamique en Somalie et au Mozambique, financement du club de foot d’Arsenal et programmes de conservation de la nature, comme la protection des gorilles de montagne, Kagame fait en sorte que les opinions occidentales lui mangent dans la main.

“Il a un talent infaillible pour repérer les inquiétudes des Occidentaux, et aller leur proposer des remèdes, poursuit Michela Wrong. En contrepartie, les dirigeants de ces pays ferment les yeux sur le sort qu’il réserve à ses opposants, qu’ils soient au Rwanda ou en exil.”

Le meilleur des alliés

Passé maître dans l’art de séduire l’Occident, Paul Kagame a pu compter sur son aide à maintes reprises depuis son accession au pouvoir en 1994.

Courtisé au fil des ans par toute une litanie de chefs d’État, de Bill Clinton à Emmanuel Macron en passant par Tony Blair, Kagame aime à se présenter comme le meilleur allié des Occidentaux en Afrique.

“Cela repose sur la culpabilité occidentale, et en particulier sur l’inaction de Clinton face au génocide. Tout est parti de là, et Kagame a fait de cette culpabilité son fonds de commerce”, analyse David Himbara. Ce dernier est tombé en disgrâce auprès du chef de l’État rwandais pour avoir refusé de manipuler les chiffres de l’économie nationale – soutenue par une aide britannique de quelque 60 millions de livres par an.

“Paul m’a quasiment tabassé de ses mains, il fallait que je quitte le pays.”

Pour autant, le dispositif d’accueil de réfugiés a surpris jusqu’aux plus fins connaisseurs du Rwanda, et des talents de séduction de Kagame.

“Envoyer à grands frais des demandeurs d’asile faire examiner leur dossier dans une région du monde ravagée récemment par un génocide, des guerres civiles et des exodes massifs de réfugiés, résume Michela Wrong, c’est sans doute le stratagème le plus aberrant et le plus scandaleux jamais imaginé par ce gouvernement.”