À Madagascar aussi la France coloniale a sévi, mais qui s’en souvient ?

Slate – Il y a un mystère lié au récit et à la mémoire des événements de 1947, qui firent pourtant près de 90.000 morts : les premiers à se taire sont les premiers concernés.

À deux années de distance, Sétif (Algérie) en 1945 et Madagascar en 1947 furent deux des pages les plus sombres de l’histoire coloniale française. Or si tout le monde se souvient du drame algérien, ce qu’il s’est passé sur l’«île Rouge» est plus rarement évoqué. Sétif et Madagascar comportent pourtant bien des points communs.

Ce furent, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, deux insurrections réprimées de façon sanglante, la première annonçant même la seconde, avec plusieurs dizaines de milliers de morts. Toutes deux ont ouvert une époque nouvelle: celle de la revendication pour l’indépendance nationale; et conduit une dizaine d’années plus tard à celle-ci, pour les Algériens au terme d’une longue guerre de libération (1954-1962), et sans trop de heurts, en 1960, pour les Malgaches.

L’échec de l’insurrection

C’est en pleine nuit, le 29 mars 1947, que des centaines de rebelles attaquent le camp militaire de Moramanga. Puis l’insurrection s’étend, pille et incendie des garnisons militaires, des postes de gendarmerie, des bâtiments administratifs et des dépôts d’armes ainsi que des concessions. Des routes et voies ferrées sont coupées. 35.000 Français vivent alors sur l’île, environ 150 Européens sont tués.

Les conjurés visaient à rétablir l’indépendance immédiate et intégrale de Madagascar. Mais le mouvement insurrectionnel échoue à s’étendre aux grandes villes. Il est pour l’essentiel contenu à la partie orientale de l’île. Des milliers d’insurgés se cachent dans les forêts encore quelques semaines, jusqu’à épuisement.

La réaction est terrible. L’armée et la police françaises inaugurent de «nouvelles méthodes»: rebelles jetés vivant d’un avion militaire ou enfermés dans des wagons jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le chef de l’état-major français évoquera un bilan de 89.000 victimes, directes ou indirectes, de la répression.

 

L’administration coloniale fait porter la responsabilité au Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM), un parti nationaliste, modéré et légaliste, dont de nombreux responsables sont arrêtés et torturés. Or l’insurrection avait été déclenchée par deux sociétés secrètes dont les membres auraient certes appartenu au MDRM, quoique celui-ci semble avoir été dépassé. Jugés de façon expéditive, deux dirigeants de l’insurrection sont exécutés en 1948, privant l’histoire de leur témoignage. Six autres accusés –dont trois députés– sont condamnés à mort mais leur peine est commuée avant qu’ils ne soient amnistiés, des années plus tard.

Les faits ont pour l’essentiel été établis par les historiens français Jacques Tronchon, le pionnier, et Jean Fremigacci. À la fin des années 1990, le service culturel de l’ambassade de France à Tananarive a d’ailleurs financé un gros travail de recherche sur l’insurrection de 1947 et la décolonisation à Madagascar, dirigé par une équipe franco-malgache dont l’universitaire Lucile Rabearimanana. Les archives ont cependant encore beaucoup de secrets à révéler. De jeunes chercheurs s’y attèlent.

Le silence des Franco-Malgaches

En visite sur l’île Rouge en 2005, Jacques Chirac avait dénoncé le «caractère inacceptable des répressions engendrées par les dérives du système colonial» sans plus de détail. Il avait appelé «Malgaches et Français à poursuivre un travail de mémoire qui retrace les faits et puisse apaiser les cœurs». Son homologue, Marc Ravalomanana, né deux ans après l’insurrection, n’avait pas vraiment pris la balle au vol. «Concentrons-nous sur l’avenir», avait-il répondu.

Quels qu’aient été ses motifs, l’attitude du président malgache illustre la retenue voire le malaise, assez répandus quand il s’agit de parler de ces événements. Car il y a un mystère lié au récit et à la mémoire de 1947: les premiers à se taire sont les premiers concernés. En effet, à la différence des Algériens et des Franco-Algériens, une majorité de Malgaches et de Franco-Malgaches (environ 115.000 en France continentale) semblent ne pas trop vouloir remuer ce passé.

«Même s’il a eu une importance dans la construction nationale, en particulier à partir des années 1975-80, le mouvement a profondément divisé les Malgaches, relate l’historienne Faranirina Rajaonah. Et la répression fut si violente que cela reste une page très douloureuse à rouvrir.»

«On a cependant vu le soulèvement étudiant de 1972 s’approprier le récit de l’insurrection de 1947», ajoute Marie Ranjanoro, dont le premier roman consacré à cette période devrait paraître en 2022.

 

Une communauté invisible

«Rares sont les familles qui n’ont eu soit un grand-père torturé, emprisonné, exécuté ou envoyé dans un camp de travail, soit un grand-père ayant “collaboré” à la répression; tous n’ont pas été des héros; ce sont à chaque fois des histoires traumatiques dont on préfère ne pas parler», selon la réalisatrice Marie-Clémence Andriamonta-Paes dont le documentaire Fahavalo, Madagascar 1947[1] sorti en 2018 donne la parole aux derniers survivants de la rébellion.

De plus, 1947 a pu nourrir un sentiment de défaite politique et militaire voire «d’humiliation», précise Marie Ranjanoro. Les Malgaches «jugent même, parfois, que les rebelles ont été stupides de prendre les armes alors que des négociations pour l’autonomie étaient en cours. Des familles se sont déchirées à ce propos», raconte Marie-Clémence Andramonta-Paes.

En France, ce silence sur 1947 s’explique aussi par le fait que «les Malgaches aiment à se voir en une communauté invisible, synonyme d’intégration», suggère Faranirina Rajaonah. «Une culture de l’effacement, en quelque sorte», selon Marie Ranjanoro. «Sans doute éprouve-t-on ici le sentiment que l’on n’est pas au tanindrazana [terre des ancêtres], pas à Madagascar, pas chez soi, qu’il convient donc de s’adapter», nuance Faranirina Rajaonah.

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Ariane Bonzon — Édité par Diane Francès

Source : Slate (France)

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