Guerre en Ukraine : les pertes russes sont estimées à environ 10 000 soldats

En moins d’un mois de guerre, près de 10 000 soldats russes auraient perdu la vie sur le territoire ukrainien, un rythme très supérieur aux pertes militaires soviétiques en Afghanistan après dix ans de guerre. Les désertions, elles aussi, sont nombreuses.

Le Monde – La voix est hachée. Jointe par téléphone dans la région de Khantys-Mansis, au centre de la Russie, Olga – le prénom a été changé pour des raisons de sécurité – s’étonne que son histoire « intéresse les Français » mais ne se dérobe pas. Son fils, Nikolaï, 22 ans, a été tué le 27 février, trois jours à peine après le déclenchement de la guerre, le 24 février, par Vladimir Poutine. « Je l’ai appris le 10 mars et son corps nous a été rendu le 15 mars. »

Si le mot « guerre », interdit par la législation russe, lui échappe, Olga se reprend. « Pourquoi a-t-il participé à la g…, l’opération spéciale ? Je ne le saurai sans doute jamais. Mais si j’avais su qu’il y avait une opération spéciale, j’aurais tout fait pour qu’il n’y aille pas. Je ne comprends même pas comment il a été envoyé là-bas. C’est une absurdité, vous comprenez ? »

 

Lorsque la terrible nouvelle lui est parvenue, cette mère a posé des questions : Comment ? Où ? « Le major m’a répondu “à quoi bon le savoir ? ” » Depuis, Olga, qui vit avec sa fille dans une localité de l’Oural, sur les rives de l’Ob, ne cesse de retourner dans sa tête les derniers mois, les dernières semaines, le dernier jour où elle a été en contact avec son fils. « C’était le 20 [février], il m’a dit : “Tout va bien, je suis en Biélorussie pour des exercices, le 27, je serai de retour à la maison.”  » Puis, plus rien. Rien d’autre que des questions, encore et encore. « Après son service militaire, il a signé un contrat [avec l’armée] mais il ne me racontait rien, même pas ses difficultés. J’ai su bien plus tard qu’il n’avait rien ou presque à manger, ni où dormir. N’importe quel homme doit passer par l’armée, mais pourquoi a-t-il signé ? Quand je lui ai demandé, il m’a répondu : “Parce qu’il le faut.” Il venait de se marier. »

« Je ne comprends pas ce qu’il se passe », répète Olga, qui dit s’être toujours tenue à l’écart de la politique. Cette femme meurtrie se demande aujourd’hui ce qu’est devenu l’ami de son fils, Yvan, qui était avec lui, avant de conclure par cette image : « Si on avait su que nous allions tomber si bas, on aurait mis du foin par terre. »

Partout, les listes de soldats tués s’allongent

Le nom et la photo de Nikolaï, crâne rasé et visage juvénile, membre du 104e régiment de la 76e division aéroportée, figure bien, avec d’autres, « tués dans la région de Kharkiv » – la deuxième plus grande ville d’Ukraine située tout près de la frontière russe – sur le portail Internet de la région. Il faut éplucher les sites des villes russes et la presse locale, comme le fait le doctorant américain Rob Lee, pour se rendre compte de l’ampleur du désastre. Chaque jour, des dizaines d’annonces s’affichent, sans bruit.

Ici, la République de Bouriatie, sur la rive sud du lac Baïkal, rend hommage, début mars, à « huit militaires tués au cours de l’opération spéciale en Ukraine » et quarante autres blessés. Là, le maire de Nevinnomyssk, une ville située dans la région de Stavropol, au nord du Caucase russe, salue sur son compte Instagram la mémoire d’un enfant du pays, Konstantin Zizievsky, commandant du 274e régiment aéroporté des gardes. Enterré le 6 mars à Pskov, où était déjà inhumé son père, « vétéran de la guerre en Afghanistan ».

 

Le 21 mars, sur VKontakt, le Facebook russe, « le groupe des régiments spéciaux de Russie » – 57 000 membres réunis sous la devise « Etre soldat – Vivre éternellement » – a affiché la photo d’une grande plaque de marbre : une stèle unique sur laquelle figurent onze noms appartenant à la 22e brigade spéciale de la direction du renseignement militaire, le GRU, « morts lors de l’exécution de leur mission au cours de l’opération militaire spéciale en 2022 ». Partout, les listes s’allongent. Elles mettent en avant les officiers, surtout.

Les circonstances, ou même le lieu, des soldats tués en Ukraine, ne sont quasiment jamais mentionnés. Ils témoignent, cependant, d’une facette méconnue de « l’opération spéciale » : les troupes envoyées au front proviennent d’abord des territoires du sud, du centre, et de l’est de la Russie. Celles présentes dans la partie occidentale du pays, où les liens avec l’Ukraine sont plus étroits, semblent, pour le moment, moins mobilisées.

« Un mépris traditionnel pour la vie humaine »

Officiellement, jusqu’ici, Moscou s’est contenté de reconnaître « 498 morts dans l’exercice de leur fonction et 1 597 blessés ». Cette déclaration, faite le 2 mars par le porte-parole de l’armée russe, Igor Konachenkov, n’a été suivie d’aucune autre. Pourtant, à la fin de la première semaine de mars, le Pentagone faisait déjà état de quelque 6 000 soldats russes morts en Ukraine. Le 20 mars, les services de sécurité d’Ukraine (SBU) affichaient pour leur part le chiffre de 14 700. Invérifiable, sujette à caution venant de l’une des parties engagées dans le conflit – qui tait elle-même ses pertes –, cette donnée a pris une nouvelle dimension lorsque, le même jour, le journal russe Komsomolskaïa Pravda, peu suspect de rébellion par rapport au pouvoir, a publié sur son site ces quelques lignes : « Le ministère [russe] de la défense a démenti les informations de l’état-major ukrainien. Selon lui, les pertes militaires s’élèvent à 9 861 morts et 16 153 blessés. »

Dès le lendemain, le paragraphe était enlevé de l’article, par ailleurs consacré à « l’écrasement du bataillon nationaliste Donbass », une unité paramilitaire ukrainienne formée en 2014, basée à Dnipro. Mais le chiffre a eu le temps d’être relevé. S’il était confirmé, cela signifierait qu’en moins d’un mois de guerre, le rythme du nombre de soldats russes morts sur le terrain ukrainien serait vertigineux. Le bilan de la guerre menée par l’URSS en Afghanistan (1979-1989),est de près de 15 000 morts, après dix ans de conflit…

« Un tel niveau de pertes, qui témoigne d’un mépris traditionnel pour la vie humaine, n’est pas quelque chose de nouveau pour la Russie, il était colossal lors de la seconde guerre mondiale, où lors de la guerre d’hiver contre la Finlande [novembre 1939-mars 1940], souligne l’historienne Françoise Thom, spécialiste de l’URSS et de la Russie. Mais Poutine était tellement persuadé qu’il rentrerait en Ukraine comme dans du beurre, qu’il a envoyé des forces de sécurité, comme la Rosgvardia [la garde nationale russe], sans expérience militaire, pour terroriser la population. D’où le nom, d’opération spéciale. »

Mutique sur le nombre de prisonniers

Cette impréparation se lit dans le niveau, qui paraît également élevé, des désertions. Le 7 mars, sous couvert d’anonymat, un haut responsable du Pentagone, aux Etats-Unis, évoquait des pénuries de carburant ou de nourriture, qui auraient poussé des militaires russes à se rendre « en masse » ou à « saboter leurs propres véhicules pour éviter de combattre ». Là encore, des vidéos parues sur les réseaux sociaux attestent d’une situation chaotique, notamment pour les jeunes recrues. Le 9 mars un habitant de Kherson, une ville du sud de l’Ukraine désormais occupée par les forces russes, a filmé en catimini un petit groupe de soldats s’enquérant, devant la porte de sa cour, d’habits civils. « Nous pouvons payer, nous avons de l’argent », entend-on distinctement dire l’un d’eux. Parmi ces soldats dont la trace se perd, certains tenteraient, aujourd’hui, de franchir la frontière avec la Biélorussie.

 

Reste la question des prisonniers. Sur leur nombre, les forces ukrainiennes demeurent quasi mutiques, même si, le 19 mars, la vice-première ministre, Iryna Verechtchouk, a avancé le chiffre de « 562 prisonniers russes », sans l’étayer. Leur sort est une arme de dissuasion. Au point que Human Rights Watch a appelé les autorités ukrainiennes à cesser de publier des vidéos de soldats russes capturés, « humiliés et intimidés ». Certaines révèlent leurs noms, leurs numéros d’identification, parfois les noms et adresses de leurs parents. « Un tel traitement des prisonniers de guerre viole les protections prévues par les conventions de Genève visant à garantir un traitement digne des combattants capturés, quel que soit leur camp », fustige l’ONG dans un long communiqué rendu public le 16 mars.

Ces vidéos sont désormais moins fréquentes. Mais, pendant les premières semaines de la guerre, elles ont abondé, au côté des images de destructions de blindés. Sur l’une d’elles, visible sur la page Facebook du SBU (5,4 millions de vues), un prisonnier de guerre au visage meurtri et à la jambe bandée témoignait avoir traversé la Biélorussie jusqu’à Tchernobyl, à 90 kilomètres au nord de Kiev. Des messages audio ont aussi été diffusés, comme celui de ce soldat racontant à Nadia, son ex-compagne, que les « mecs se tirent, sans argent », ce qu’il se refuse à faire « sans avoir touché la prime de combat de 2 000 dollars ». Livrets militaires, confessions – forcées ou non –, images de cadavres ont également circulé, sans précaution.

Pertes militaires classées « secret-défense »

A plusieurs reprises, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a lui-même tenté de s’adresser aux soldats russes et à leurs familles. Dans un message vidéo réalisé dans la nuit du 14 au 15 mars, il leur a dit, en russe : « Nous connaissons votre état d’esprit, nous interceptons vos conversations téléphoniques entre vous ou avec votre famille. Nous savons ce que vous pensez de cette guerre… » Puis, à peine quelques jours plus tard : « Nous vous offrons le choix : si vous vous rendez, nous vous traiterons comme les gens doivent être traités. Avec dignité. Pas comme votre armée… » Dans les rues de Kiev, des panneaux sont apparus : « Soldat russe, arrête-toi. Ne prends pas une vie pour l’amour de Poutine. Rentre à la maison avec la conscience propre. »

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Source : Le Monde

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