Thomas Piketty : « Le système légal et financier vise avant tout à protéger les plus fortunés, d’où qu’ils viennent »

Les sanctions économiques ont aujourd’hui des effets beaucoup plus lourds sur des millions de Russes ordinaires que sur les oligarques sur lesquels s’appuie le régime, déplore l’économiste dans sa chronique.

Le Monde – Chronique. La guerre est donc de retour en Europe, sous sa forme la plus brutale. Un pays de 45 millions d’habitants est envahi par son voisin, trois fois plus peuplé et huit fois plus armé. Si l’on regarde les choses de très loin, on pourrait être tenté de comparer la situation aux guerres frontalières qui ont opposé la France et l’Allemagne à trois reprises de 1870 à 1945. La Russie considère que la Crimée et le Donbass lui reviennent, de même que l’Allemagne avec l’Alsace et la Moselle.

Avec plusieurs différences essentielles, toutefois. Le déséquilibre démographique et militaire est encore plus marqué cette fois-ci (l’Allemagne était 60 % plus peuplée que la France en 1870, 1914 et 1940), et les autorités de Kiev ont déjà indiqué qu’elles étaient prêtes à discuter du statut politique des territoires disputés, dans le respect des droits des populations concernées.

Dans l’absolu, on pourrait imaginer un processus démocratique et apaisé, autant qu’il est possible sur des questions aussi délicates. Le problème est que l’Etat russe tire prétexte de ce conflit frontalier pour envahir et détruire l’ensemble du pays et remettre en cause l’existence même de l’Etat ukrainien. De ce point de vue, on est plus proche de l’invasion allemande de la seconde guerre mondiale que des affrontements de 1870-1871 ou de 1914-1918.

Face à cette situation dramatique, la réponse occidentale est, à ce jour, totalement insuffisante. En particulier, les pays européens ont les moyens de mettre fin immédiatement aux livraisons russes de gaz et de pétrole. Une étude universitaire allemande vient de le démontrer : un arrêt immédiat des importations coûterait au maximum entre 2 % et 3 % de PIB allemand. Ces hydrocarbures n’auraient jamais dû être brûlés et financent aujourd’hui la destruction de l’Ukraine. Il est temps de les laisser dans le sol. Si l’on n’agit pas immédiatement et radicalement, on risque fort de le regretter amèrement.

 

Disproportion des forces

 

Sur l’aide militaire, les Etats-Unis et la Pologne avaient promis des avions aux pilotes ukrainiens afin de se défendre face aux bombardements russes, avant de changer d’avis. De façon générale, il s’agit sans doute du premier conflit dans l’histoire où des pays économiquement et militairement beaucoup plus puissants (les pays de l’OTAN ont collectivement un PIB dix fois plus élevé que la Russie, et des capacités aériennes cinq fois plus importantes) annoncent à l’avance qu’elles n’interviendront pas, quelle que soit l’ampleur des destructions humaines ou matérielles sur le sol ukrainien. En 1853, lors de la guerre de Crimée, la France et le Royaume-Uni avaient été défaire l’empire russe afin de contenir son expansion au sud. La disproportion des forces entre l’Occident et la Russie est aujourd’hui encore plus importante, et l’on choisit de ne rien faire.

 

L’explication la plus souvent évoquée est que la menace nucléaire rend désormais inopérant l’écart en armements conventionnels et empêche d’utiliser ces derniers. L’argument ne convainc pas totalement et demandera des explications. Si on le prend à la lettre, il impliquerait qu’il faudrait aussi rester les bras croisés face à une invasion similaire d’autres territoires, quelle que soit l’ampleur des destructions.

 

L’explication la plus convaincante pour ces hésitations militaires est que les puissances européennes demeurent profondément traumatisées par le cycle d’autodestruction nationaliste et génocidaire qu’elles ont connu entre 1914 et 1945, et qu’elles ont décidé depuis 1945 de s’en remettre aux armes du droit, de l’économie et de la justice. Il s’agit, au fond, d’une évolution positive, jusqu’à un certain point, et à condition d’utiliser pleinement ces nouvelles armes.

Ce qui implique non seulement de cesser immédiatement de financer l’Etat russe par les achats d’hydrocarbures, mais également de repenser totalement le fonctionnement des sanctions économiques, qui ont, aujourd’hui, des effets beaucoup plus lourds sur des millions de Russes ordinaires que sur la petite classe oligarchique et kleptocratique sur laquelle s’appuie le régime. On prétend s’en prendre aux oligarques, mais en vérité, seules quelques centaines de personnes sont concernées, sans contrôle systématique et avec de multiples échappatoires, alors que ce sont plusieurs dizaines de milliers de fortunes russes investies dans les circuits financiers et immobiliers occidentaux qu’il faudrait viser.

 

Droit biaisé

 

L’enjeu est central, non seulement pour faire plier le régime poutinien, mais également pour convaincre l’opinion russe et internationale que les grands discours sur la justice et la démocratie ne sont pas de vains mots. En Afrique comme en Asie, plus de la moitié des pays (et les trois quarts de la population et du PIB mondial d’ici 2100) se sont abstenus à l’ONU. On suspecte les pays occidentaux d’oublier toutes leurs invasions passées et de ne penser comme toujours qu’à défendre leurs intérêts et leur domination. Le problème est que le système légal et financier mis en place par l’Occident depuis plusieurs décennies vise avant tout à protéger les plus fortunés, d’où qu’ils viennent, au détriment des autres.

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Thomas Piketty

est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris.

 

 

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

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