Au Yémen, la minorité noire victime d’un racisme institutionnel

A l’entrée des gorges des montagnes d’Al-Jouba, au Yémen, de frêles cabanes faites de bois mort, de tôle et de couvertures, sont chahutées par une tempête de sable. Des silhouettes au loin se dessinent, balayées par la poussière blanchâtre. Des enfants, parfois nus, gambadent dans cet espace lunaire. Au loin, un tigre semble les poursuivre, mais l’animal dessiné sur un plaid rouge ne fait qu’onduler avec le vent. La bête sauvage indique la porte d’entrée de l’habitation du chef de cette communauté de déplacés.

Alerté par le braiment d’un âne attaché à un piquet, Ali Abdou Ali Said, sort de son abri. A 28 ans, il est le référent de trente-deux familles. En 2015, toutes ont fui les violents combats de la côte ouest, aujourd’hui largement occupée par les houthistes. D’obédience zaïdite – une branche de l’islam chiite –, ces rebelles soutenus par l’Iran sont en guerre contre le gouvernement central depuis le début des années 2000, l’accusant de les discriminer. Profitant de la confusion du « printemps arabe » en 2011, ils ont conquis le nord du pays, puis des territoires au sud. Une coalition de pays, dirigée par l’Arabie saoudite, a stoppé leur progression en 2015. Depuis, le pays entier a sombré dans une guerre qui a déjà fait 377 000 morts, selon l’ONU.

Professions considérées comme sales

 

Comme plus de 1 million de déplacés, la petite communauté d’Ali Abdou Ali Said s’est retranchée dans le nord du Yémen, à Marib, dernier bastion encore sous contrôle du gouvernement. Mais ils vivent à l’écart des autres, en raison de la couleur noire de leur peau et de leur condition sociale. Au Yémen, ils sont désignés en arabe comme des muhamasheen (des « marginalisés »), ou de manière plus péjorative encore, des akhdam (des « serviteurs »). La tête protégée par un turban couleur crème et habillé d’un sarong rayé, le jeune homme fait signe d’entrer de la main.

Dans son intérieur sombre au sol nu et aux structures couvertes d’aluminium, quelques coussins bariolés décorent un canapé. Assis avec son fils à cheval sur ses genoux, Ali Abdou Ali Said explique qu’il déteste ce qualificatif de muhamasheen : « Je ne me considère pas comme un marginal. Je vis dans ce pays, dans cette société, j’y travaille, j’y suis inclus. Je trouve ce mot raciste. Nous sommes des Yéménites comme les autres, on ne devrait plus nous appeler comme cela. »

Ali Abdou Ali Said et son fils, à Marib, en août 2021.  

Dans la guerre civile qui ronge le pays depuis sept ans, les muhamasheen sont les citoyens les plus vulnérables. Ils seraient plus de 3 millions au Yémen (sur 30 millions d’habitants) à être ainsi relégués au ban de la société, rejetés par la majorité des Yéménites, qui se revendiquent descendants de lignées arabes tribales. Depuis des siècles, ils occupent des professions considérées socialement comme sales ou religieusement impures. Condamnés à devenir ouvriers sans qualification, éboueurs, porteurs, bouchers ou cordonniers, ils ont aussi longtemps été associés aux métiers de guérisseur, de danseur ou de musicien. Un véritable système de castes ancré dans les mentalités.

Jusqu’à l’avènement d’une République arabe du Yémen, au nord du pays, en 1962, les muhamasheen ne pouvaient prétendre ni à la possession de terres, ni au port d’armes, ni au mariage avec des Yéménites blancs. Mais après la réunification, en 1990, du Yémen du Nord avec le Yémen du Sud, marxiste, pour former l’actuelle République du Yémen, la ségrégation a repris dans le sud. Et la guerre ne fait qu’exclure davantage ces populations, les délogeant de leurs bidonvilles ou de leurs quartiers informels pour des camps de déplacés.

Bilal, référence hautement symbolique

 

Dans son abri de fortune, Ali Abdou Ali Said est vite rejoint par Abdullah Qaïd, 50 ans, les yeux encore plissés par la luminosité extérieure. L’homme retire son turban rouge et blanc, et laisse entrevoir dans l’obscurité son crâne chauve. Il n’a pas l’air d’accord avec le jeune chef du camp. « Bien sûr que nous sommes des muhamasheen. Nous n’avons pas les mêmes droits que les Yéménites blancs, marmonne-t-il, le regard triste. As-tu oublié que des ONG ont voulu installer des sanitaires dans notre camp, mais que le propriétaire de cette terre refuse, de peur que l’on squatte ici pour toujours. Pourquoi ? Parce qu’il pense que nous sommes des êtres sales, même pas humains… » Ali Abdou Ali Said ne bronche pas.

Des femmes « muhamasheen » près d’Aden, en août 2021.  

« Dans ce pays, à études comparables avec un Yéménite blanc, nous ne sommes jamais choisis, explique Abdullah Qaïd. Chez vous en France, tous les gens sont égaux, mais au Yémen ce n’est pas le cas. Pourtant, je me sens yéménite, mais je n’ai pas le droit d’être propriétaire d’une terre ni d’une maison. Depuis que je suis né, je m’installe quelque part, puis j’en suis chassé, je m’installe ailleurs, ça recommence. C’est sans fin. » Au même titre que deux millions d’enfants au Yémen, les muhamasheen du camp n’envoient plus leurs enfants à l’école. Le premier établissement est situé à plusieurs kilomètres. Sans transport public, sans voiture, l’accès à l’éducation est impossible. « Nous comptons sur les enfants pour rapporter de la nourriture et un peu d’argent, avoue Ali Abdou Ali Said. Ils vont mendier en ville ou au souk. »

« Les institutions de notre pays n’ont pas toujours accordé à cette communauté une grande attention. » Ahmed Arman, ministre chargé des droits de l’homme au Yémen

Aujourd’hui, les rebelles houthistes profitent de l’exclusion des muhamasheen pour les séduire, leur promettent de les intégrer, dans un but intéressé : accroître le nombre de combattants au sein de leur armée informelle. « Les houthistes voulaient qu’on aille au front sous leur bannière, alors nous avons préféré fuir, raconte Ali Abdou Ali Said. A l’époque, ils n’essayaient pas encore de nous flatter en nous décrivant comme les descendants de Bilal. » La référence est hautement symbolique car Bilal ibn Rabah est un esclave noir affranchi, compagnon du prophète Mahomet. « Les houthistes savent qu’en donnant une importance historique à notre communauté, cela pourrait séduire les nôtres, car nous avons toujours souffert d’exclusion et de discrimination raciale. Mais ils racontent cela pour servir leurs propres intérêts. »

 

Le ministre chargé des droits de l’homme, Ahmed Arman, confirme, par téléphone, cette tentative de récupération de la communauté par le camp ennemi. Et il ne cherche pas à relativiser les responsabilités de l’Etat yéménite dans l’exclusion sociale de cette minorité : « Les institutions de notre pays n’ont pas toujours accordé à cette communauté une grande attention et n’ont pas veillé à son intégration dans la société. Aujourd’hui, bien que la loi et la justice yéménites n’exercent pas de discrimination, des fonctionnaires, individuellement, peuvent en faire preuve. Le vrai problème est que les marginalisés eux-mêmes ignorent leurs droits. »

 

Etrangère à sa propre histoire

 

Au nord du camp, à dix minutes de route, les piliers du temple de Bar’an, ancien trône de la reine de Saba, symbolisent l’héritage culturel et historique yéménite. Malgré les violents combats situés à une poignée de kilomètres, de larges 4 × 4 de familles yéménites sont garés sur place. Les hommes sont armés de kalachnikovs, tous viennent prendre la pose devant le monument. Parmi eux, aucun muhamasheen. La communauté est étrangère à sa propre histoire.

« Selon la pensée dominante au Yémen, les muhamasheen auraient des origines étrangères, explique Bogumila Hall, sociologue et chercheur en études culturelles à l’Académie polonaise des sciences, à Paris. Ils seraient des descendants d’Ethiopiens chrétiens, qui ont envahi et gouverné le Yémen entre le IVe et le VIesiècle. Après avoir finalement été vaincus, ils seraient devenus des esclaves, poussés tout en bas de la hiérarchie du système social. Ce récit explique leur fragile position. Pourtant, ces liens historiques sont difficiles à vérifier. »

 

A 300 kilomètres de Marib, à Aden, principal port du pays, dans le sud du Yémen, la plupart des muhamasheen croisés dans les rues sont éboueurs. Au pied d’une grande barre d’immeuble délabrée ornée d’un réseau complexe de tuyauterie, des corbeaux épluchent les restes de nourritures humaines jetés par les habitants, faute de poubelles. Le siège des syndicats d’éboueurs du Yémen du Sud trône juste en face. Un petit homme noir au chapeau jaune accueille le visiteur dans un bâtiment circulaire, construit au temps où cette partie du Yémen était colonisée par les Britanniques, au début du XXsiècle.

Chef des syndicats d’éboueurs du Sud, Tabit Yahya Ahmed explique que les ordures sont à la fois une malédiction et une arme pour les marginalisés. « Nous sommes 12 000 éboueurs dans tout le Yémen du Sud et tous sont muhamasheen. La société pense que c’est un métier pour les Noirs. Ce type de travail n’est pas accepté par les autres communautés. Le salaire maximum que l’Etat nous verse est de 30 000 rials yéménites par mois (environ 30 euros). C’est de l’esclavage ! Mais nous ne pouvons plus faire grève, car on mettrait la société en plus grande difficulté qu’elle ne l’est déjà. »

 

L’homme explique que la population à Aden, aujourd’hui d’environ 900 000 habitants, ne fait que croître depuis trente ans, au fil des vagues de déplacés, dues aux multiples guerres et conflits de la région. Mais il se désole que le nombre de ramasseurs d’ordures n’augmente pas et que les conditions de travail ne s’améliorent pas : pas de masque, pas de gants, des camions anciens… Tabit Yahya Ahmed dénonce aussi l’impossibilité pour lui et ses collègues noirs d’obtenir des postes dans la supervision ou la gestion des budgets liés à la collecte de déchets.

« Ce sont toujours les Yéménites blancs qui deviennent nos supérieurs, assure-t-il. Ils n’ont souvent aucune expérience dans le domaine. Ils obtiennent le poste grâce à un ami ou un parent influent. Leur management est arrogant, parce qu’ils pensent qu’il est facile de surveiller de simples akhdam. » Tabit Yahya Ahmed et ses amis syndiqués ont bien essayé de relancer des manifestations à Aden en 2019, mais les arrestations et les retenues de salaires de la part du gouvernement ont mis fin à leurs espoirs d’obtenir plus de considération.

 

A Aden, l’Union nationale des muhamasheen est un syndicat influent, qui cherche à les défendre aussi bien dans leur travail que dans leur représentation politique. Le combat est difficile. Malgré les promesses du gouvernement, les éboueurs sont toujours des travailleurs journaliers et non des fonctionnaires à temps plein comme ils l’étaient avant 1990 et la réunification du Yémen. La guerre et la déroute de l’Etat central relèguent les revendications du syndicat dans les limbes.

Exilé au Caire

Côté politique, les muhamasheen ont un temps espéré pouvoir se faire entendre. C’était en 2013. Après les manifestations et les grèves de 2012, qui ont fait suite aux « printemps arabes », une assemblée est constituée à Sanaa, la ­capitale, pour élaborer une constitution devant prendre en compte la diversité ethnique, religieuse et tribale du pays. Une initiative soutenue à l’époque par la France.

Pour la première fois dans l’histoire du Yémen, les 3 millions de marginalisés ont alors droit à être représentés par un des leurs : Numan Al-Hudaifi, président de l’Union nationale des marginalisés. Nommé la « voix des sans-voix », cet homme a impressionné Samira Sawed, 56 ans, qui préside la Société des muhamasheen, une association locale. « J’ai été saisie par son approche de la lutte, raconte cette ancienne spécialiste de l’aviation militaire de l’ex-république socialiste du Yémen du Sud. Dès le premier jour, il est arrivé dans le bâtiment de l’assemblée en uniforme d’éboueur, avec son gilet vert. Les gardes l’ont stoppé à l’entrée et lui ont demandé pourquoi il était venu avec son uniforme de travail. Vous savez ce qu’il leur a répondu ? Qu’il était venu nettoyer l’assemblée ! »

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Quentin Müller

Source : Le Monde

 

 

 

 

 

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