L’esclavage, une plaie si répandue

Un ouvrage monumental offre un panorama inédit de la transformation d’humains en choses possédées. Et montre que peu de sociétés en ont été entièrement exemptes

Le Temps – En 1781, à l’âge de 8 ans, Callij a changé de nom pour la troisième fois. Le propriétaire qui l’avait transportée de Cochin, dans l’Etat indien du Kerala, où elle avait été vendue pour la première fois, avait jugé bon de la nommer Umiliana.

Une transaction plus tard, elle est devenue, à Java, le bien d’une Néerlandaise qui en a fait Roosie. Un joli nom de fleur comme en avaient reçu, au même moment, de nombreuses esclaves domestiques de l’Empire ottoman, qui étaient elles aussi nées dans un autre monde, caucasien, slave ou africain, avec un autre prénom.

C’est la dernière fois qu’on entend parler de Callij-Umiliana-Roosie, disparue sans laisser de traces comme des dizaines de millions d’humains qui ont été, à travers l’histoire, transformés en choses possédées par d’autres. Leurs destins ont, bien sûr varié: certains sont devenus rois, d’autres ont accompagné leurs propriétaires dans la tombe. La grande majorité a été mise au travail, envoyée au combat et/ou exploitée sexuellement.

Ils ont vécu partout et en tout temps, de certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs aux plantations du Nouveau-Monde, en passant par la Mésopotamie, Athènes et Rome à l’âge classique, les grands empires islamiques, la Chine et l’Inde, l’Afrique et la Scandinavie médiévales, mais aussi Florence, Prato ou Séville au moment où s’éveillait la Renaissance.

Entreprise risquée

Cerner ce phénomène multiforme, inséparable de l’histoire humaine, tel est le but que se donne l’impressionnante somme – 1154 pages – publiée sous la direction de l’helléniste Paulin Ismard. A travers de courts articles rédigés par 70 spécialistes, l’ouvrage explore les différentes formes de servitude, les expériences multiples auxquelles cette dernière a donné lieu, des vaisseaux chargés de morts vivants traversant l’Atlantique aux réclusions dorées mais impitoyables des harems ottomans. Une entreprise d’actualité, tant l’esclavage est redevenu un thème central dans les débats liés aux séquelles de la colonisation. Et risquée pour la même raison: l’historien qui élargit le cadre au-delà du monde atlantique est vite accusé de vouloir diluer, voire excuser la traite massive qu’il a abritée.

Car l’esclavage est multiforme. Dans la Chine du XIXe siècle, une jeune femme libre pouvait être placée par sa famille comme concubine chez un acquéreur libre de la solder à un tiers. Là et ailleurs, une dette pouvait conduire en servitude, tout comme la misère. Beaucoup ont ainsi vendu leurs femmes ou leurs enfants, certains se sont vendus eux-mêmes. Souvent développé dans le cadre de larges maisonnées dominées par le pouvoir extensif d’un père, l’esclavage se distingue parfois mal de la dépendance familiale, même si, tous les chercheurs sont d’accord, il ne peut pas lui être assimilé.

Grandes vagues conquérantes

Reste un noyau dur. Comme Callij, l’esclave a été arraché à son réseau familial et relationnel. Homme ou femme, de personne il/elle devient la propriété d’un autre, qui peut utiliser son corps à son gré, l’aliéner ou – parfois dans certaines limites – le torturer ou le tuer au travail. Tout commence souvent par la guerre, dont la capture d’humains constitue une conséquence ou un but.

Les grandes vagues conquérantes, comme celles des Arabes au VIIIe siècle ou des Mongols à partir du XIIe, produisent des captifs par centaines de milliers dont il faudra ensuite aller chercher les remplaçants au loin.

Activement encouragés par la demande des colonies américaines, les conflits inter-africains produisent des millions de captifs si peu coûteux qu’il peut en mourir un sur dix, voire parfois un sur deux avant la vente finale sans conséquence financière sensible.

La traite est présente un peu partout. On a découvert des dirhams abbassides en Scandinavie, traces de l’activité déployée par les Vikings dans le commerce de proies saisies sur tout le littoral atlantique européen et dans le monde slave pour alimenter les marchés byzantins et arabes. Jusqu’à la chute de Constantinople, des vaisseaux génois spécialement aménagés apportaient des captifs caucasiens dans les ports du Levant et d’Afrique du Nord.

C’est à pied, portant des charges, que les Africains acquis par les marchands arabes traversaient le Sahara en direction de la péninsule Arabique. A pied encore et enchaînées qu’étaient acheminées vers la côte les cargaisons humaines de la traite transatlantique.

Travail et sexe

Le travail de force dans les mines et les plantations, s’il représente une forme particulièrement cruelle d’exploitation esclavagiste, ne la résume pas. L’esclave peut être utile en raison de ses compétences, ou simplement de son absence de lien social, et se voir ainsi confier, dans l’Athènes classique comme dans le monde musulman, des charges éminentes. D’autres, un peu partout, sont destinés à assurer par leur travail à l’extérieur une rente fixe à leur maître, le surplus éventuel leur restant. Et on néglige souvent un autre but essentiel, sexuel et reproductif, de la capture d’êtres humains. Cet aspect est notamment présent dans le monde musulman, où les concubines donnent à leurs maîtres des fils légitimes et où les femmes ont souvent représenté une large majorité des asservis.

Si les esclaves sont juridiquement des choses, ils restent des humains. Les lois les reconnaissent implicitement en favorisant presque partout l’affranchissement – et donc l’espoir comme moyen de discipliner les asservis. La lutte de ces derniers pour échapper à leur sort, l’améliorer ou simplement restaurer la dignité qu’on leur a enlevée est visible partout: marronnage, révoltes, mais aussi efforts pour se parer de beaux vêtements, enterrer dignement les morts, accumuler un pécule et, quand c’est possible, créer une famille, racheter ses enfants voire ses amis.

Références pseudo-scientifiques

Dans ce tableau d’ensemble, l’esclavage colonial américain conserve sa triste singularité. Il n’a pas inventé la plantation et n’a pas été le seul à l’exploiter. S’il a ponctionné 12,5 millions d’Africains, les marchands arabes en ont sans doute consommé plus encore. Mais la concentration de cette extraction sur quatre siècles, et plus particulièrement sur la fin du XVIIe et le début du XVIIIe (5,8 millions de déportations entre 1750 et 1825), lui confère un caractère massif et donc une violence inédite avant les grands crimes de masse du XXe siècle.

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Sylvie Arsever

Source : Le Temps (Suisse)

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