Élites marocaines, formation française

Orientxxi.info Les étudiants marocains constituent la première communauté estudiantine étrangère en France. Si l’héritage colonial et en particulier la maîtrise du français y sont pour beaucoup, le système méritocratique marocain inégalitaire fait le reste, tandis que le déclassement des diplômés locaux fournit en cadres les partis d’opposition.

Le prêchi-prêcha officiel appelant à l’autonomie de l’ancienne puissance coloniale n’en a cure : la France exerce toujours une forte attraction sur les étudiants marocains. Avec 43 000 étudiants inscrits dans l’enseignement supérieur français en 2021, ils en constituent la première communauté estudiantine étrangère, soit 20 % de l’ensemble des effectifs étrangers recensés.

Parmi eux, 12 % suivent des études d’ingénieurs, une proportion supérieure à la moyenne selon les données de Campus France1. À la recherche d’un diplôme qui permette une position sociale élevée dans le pays, et doté d’une forte valeur sur un marché marocain de plus en plus concurrentiel ; en quête de titres scolaires plus aisément monnayables et présentant moins de difficultés d’insertion dans le marché global de l’emploi pour ceux qui souhaitent s’installer ailleurs, de nombreux jeunes issus du royaume se tournent vers les écoles d’ingénierie française, dont le prestige, depuis l’indépendance, connaît une étonnante pérennité. Il est le fait d’une histoire coloniale qui a façonné et les élites et leurs modes de légitimation et leurs représentations de l’excellence, mais également de logiques contemporaines.

 

Le poids de l’héritage colonial

 

Chargés de la consolidation des cadres traditionnels de la société, une cohorte d’établissements aux programmes fortement différenciés a vu le jour au temps du protectorat français (1912-1956). Il fallait assurer la reproduction à l’identique ou l’ascension des individus dans leur groupe social et, dans une moindre mesure, permettre l’éclosion de vocations. Ainsi, écoles berbères et écoles des communautés israélites, fondées sur un principe de ségrégation ethnique, visaient à inculquer aux enfants berbères et juifs une éducation à forte teneur identitaire, ainsi qu’à lutter contre l’expansion de la langue arabe et de l’islam.

Des écoles agricoles, industrielles et d’artisanat pour les fils d’agriculteurs, d’ouvriers et d’artisans davantage tournées vers l’enseignement pratique dispensaient une instruction générale de portée limitée, justifiée par le souhait de ne pas « préparer des déclassés, des déracinés, des dévoyés »2.

La conformation sociale et la préservation de l’homogénéité des groupes qui la composent à l’intérieur de leurs « frontières » assignées apparaissaient prioritaires. Les mobilités professionnelles étaient découragées car synonymes de déracinement, à tel point que le glissement des fils de commerçants vers le fonctionnariat était perçu comme une évolution à juguler. Il était nécessaire de « maintenir [l’enfant] le plus possible dans le milieu où on l’a pris »3.

Enfin, les écoles des fils de notables (primaires et collèges franco-musulmans) étaient destinées aux futures élites appelées à seconder les administrateurs coloniaux. Elles proposaient des programmes éducatifs de niveau équivalent, voire supérieur à celui des lycées français du Maroc : pédagogie moderne, enseignement des langues (arabe, français et latin) et des matières scientifiques, voies d’accès à l’enseignement supérieur français…

L’essor de ces écoles a entraîné un déclassement du haut enseignement musulman (université-mosquée de la Quaraouiyine), autrefois principal pourvoyeur d’élites lettrées. En perte relative de vitesse — certes bien avant l’avènement du protectorat —, cet enseignement a périclité au cours de l’époque coloniale, et au-delà, une fois l’indépendance acquise. Les élites et leurs modes de légitimation avaient tout simplement changé, comme ont changé les fonctions sociales et politiques remplies par la cléricature musulmane. Restait alors un cortège d’oulémas surnuméraires, sans débouchés.

 

Fils de notables et indépendantistes

 

Dans un premier temps, la validation des attributs statutaires des élèves de ces établissements élitaires a constitué une visée au moins aussi importante que la fabrication de l’excellence scolaire. Toutefois, dans l’espoir de rehausser le niveau général par une extension de la compétition, la filière des fils de notables amorce dès les années 1930 une ouverture au bénéfice d’autres catégories de la population, soit des élèves « de condition moyenne ou de basse condition, qui ont vu dans l’école un moyen de parvenir »4. Une ouverture timide, d’autant que l’enseignement est loin d’avoir été généralisé par les autorités coloniales : en 1956, alors que la population européenne du Maroc était quasi entièrement scolarisée, la population juive du pays l’aurait été à 80 % et la population musulmane à 13 %, selon des estimations publiées en 1971 par la revue marocaine Souffles.

Contrairement aux attentes des administrateurs coloniaux, les élites formées dans ces établissements allaient non seulement pour partie s’impliquer dans la lutte pour l’indépendance, mais aussi fournir le principal contingent de cadres à l’État marocain fraîchement libéré. Mehdi Ben Barka, Abderrahim Bouabid, Ahmed Balafrej et Abderrahman El-Youssoufi ont étudié au collège Moulay Youssef de Rabat. Abdelkrim Benjelloun Touimi, M’hamed Douiri et Mohamed Zeghari, respectivement ministres de la justice, des travaux publics et vice-président du Conseil sous le premier gouvernement marocain post-indépendance, au collège Moulay Idriss de Fès. De nombreux autres ministres et cadres de l’État marocain indépendant, issus ou non de milieux favorisés sont passés par des écoles de fils de notables et ont poursuivi leurs études supérieures en France. Ce fut, écrit l’historien Pierre Vermeren,

l’un des apports majeurs de la période coloniale, fût-ce à son corps défendant. Car c’est en s’emparant des formations et des diplômes universitaires français que les nationalistes maghrébins ont pu gagner la bataille de l’indépendance : ils leur ont permis de conquérir le leadership au sein de leur société, tout en acquérant la qualité d’interlocuteur reconnu par le colonisateur. Non seulement cet acquis n’a pas été remis en cause lors de l’indépendance, mais il a permis la constitution d’un modèle scolaire et universitaire méritocratique calqué sur le modèle français. La coopération a joué dans ce domaine un rôle essentiel et de long terme5.

 

Politiques d’arabisation et francophonie

 

Tandis que les étudiants issus de milieux favorisés préféraient mener des études de droit ou de médecine, ceux d’origine modeste optaient pour l’ingéniorat ou pour des études scientifiques, en France surtout. La hiérarchisation des filières s’inversera en faveur des ingénieurs à partir des années 1980, en raison de la dévalorisation des études juridiques au Maroc et des diplômes de droit, étant donné la forte expansion du nombre de leurs détenteurs, tendance aggravée par le dualisme de l’enseignement supérieur — écoles d’ingénieurs sélectives versus universités qui enregistrent de grands flux de sortie.

En plus de l’accroissement des effectifs dans les cursus de droit, la dévalorisation des titres scolaires se double d’un hiatus linguistique par suite des politiques d’arabisation menées à partir des années 1970. La filière juridique a été l’une des principales touchées par l’arabisation des cursus, tandis que les cycles d’ingénierie, de médecine ainsi que les études scientifiques sont demeurés francophones. Langue d’une élite formée aux écoles françaises et ayant accédé aux hautes responsabilités à l’indépendance, le français opère comme instrument de sélection et de promotion sociale. Aux yeux des instaurateurs des politiques d’arabisation, la langue arabe devait refouler le français, s’instaurer en langue nationale, et endosser les fonctions autrefois remplies par la langue du colon (officielle, administrative, professionnelle, d’enseignement, etc.).

Le français a cependant pu se conserver, en étant associé à un certain prestige et à des valeurs sociales positives — accès à la modernité, à un capital culturel, matériel et symbolique élevés, à la réussite sociale, etc. — et en constituant la principale langue d’échange dans différents domaines comme l’économie, la recherche scientifique et la culture, ce qui a permis à ceux qui la maîtrisaient de monopoliser « des champs de la pratique sociale dont les enjeux sont en rapport avec l’appropriation du capital matériel et symbolique »6. La répartition des fonctions entre le français et l’arabe a, pour finir, joué en défaveur de ce dernier, et c’est paradoxalement l’arabisation qui a accru la valeur de la maîtrise du français en augmentant sa rareté relative.

 

La logique méritocratique

 

La fabrication scolaire des élites dans le Maroc d’aujourd’hui obéit à des modalités de sélection et de formation spécifiques, qui témoignent de la survivance, mais aussi des mutations de logiques héritées à l’indépendance du pays. « Il est aujourd’hui assez saisissant de voir que le top 10 des bacheliers marocains sont tous dans les filières scientifiques en langue française », remarque Saad Fkihi, doctorant à l’Université internationale de Rabat (UIR), auteur d’une thèse portant sur l’enseignement au Maroc. Outre l’ingénierie, les cursus qui assurent la reproduction de élites « se situent essentiellement dans les filières de l’action économique et financière. Et ce sont ces mêmes filières qui font l’objet de la plus féroce compétition entre les acteurs des différentes strates sociales », précise-t-il.

Des établissements scientifiques d’excellence, à l’instar du Lycée d’excellence de Benguérir (Lydex), se distinguent par le haut taux d’admission de leurs élèves dans les grandes écoles françaises. Abondamment loués par la presse hexagonale, les élèves du Lydex sont sélectionnés parmi différentes régions et strates sociales. L’établissement, financé par l’Office chérifien des phosphates (OCP), assume volontiers une ligne de recrutement fondée sur la discrimination positive en faveur des élèves issus des périphéries, et met en avant un souci de mixité sociale et géographique. Quatre-vingts pour cent des élèves viennent de l’instruction publique et 20 % du privé, selon Christophe Boeckel, directeur des classes préparatoires du Lydex. En 2020, 17 d’entre eux ont intégré l’École polytechnique de Paris.

Les grandes écoles étrangères, surtout françaises, apparaissent comme la voie royale pour intégrer l’élite administrative, économique et politique du Maroc. Pour la technostructure de l’État à tout le moins, ce sont les cursus d’ingénierie qui sont les plus favorisés. Formés à Polytechnique, à Ponts et chaussées ou à Télécom Paris, de nombreux ingénieurs d’origines sociales diverses occupent des fonctions de premier plan dans des départements clés : ministres, gouverneurs et préfets, diplomates, directeurs d’entreprises et d’établissements publics, etc. Plusieurs d’entre eux doivent leur ascension à Abdelaziz Meziane-Belfkih (1944-2010), conseiller des rois Hassan II et Mohamed VI. Lui-même diplômé des Ponts et chaussées, il avait mis en place une stratégie de promotion et de cooptation des étudiants marocains les plus prometteurs, incarnant la figure du technocrate telle que valorisée aujourd’hui par la monarchie : forte croyance dans le modèle méritocratique, compétences techniques et managériales, neutralité partisane, etc. Les ingénieurs formés par le Maroc dans les années 1990, sous l’impulsion de Meziane-Belfkih, « sont le résultat d’un Maroc qui était encore dans un sens un État social dans l’appui à l’enseignement de ses élèves », dit Saad Fkihi. Cependant, souligne-t-il, le choix public fait au niveau de l’enseignement aujourd’hui tend à ne favoriser que les meilleurs, si bien que l’on peut parler d’« exacerbation de la logique méritocratique ».

Le système mis en place par Meziane-Belfkih a perduré bien après lui, et les écoles françaises d’ingénierie constituent encore l’un des principaux bassins de recrutement de l’élite marocaine de demain. Le fort attachement de la classe dirigeante marocaine au modèle méritocratique élitiste, quasi darwinien dans sa rigueur de sélection, et qui a montré ses limites ici comme ailleurs en induisant de très forts biais sociaux, « peut s’expliquer par un système de croyances forgé par les parcours individuels de ceux qui sont mêlés à la décision publique, et c’est dans ce sens qu’il faut lire certaines initiatives publiques privées qui renforcent cette croyance, comme c’est le cas avec le lycée d’excellence de Benguerir (Lydex) », explique le chercheur.

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Reda Zaireg

Journaliste indépendant

Source : Orientxxi.info

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