
Orientxxi.info – En France, la commentatrice d’une chaîne d’info en continu n’hésitait pas à affirmer récemment qu’on ne peut pas parler d’« une » langue arabe, car il y en a plusieurs. Dans les pays arabes eux-mêmes, si certains revendiquent une seule et même langue « du Golfe à l’océan », d’autres exacerbent les différences jusqu’à présenter une image éclatée de la réalité.
Y a-t-il une seule langue arabe ou plusieurs ? Répondre à cette question représente un défi, non seulement en raison des difficultés propres à la définition d’une langue en sociolinguistique, mais aussi parce que tout discours sur la langue arabe de nos jours, notamment en France, prête aussitôt le flanc à la polémique. Dans son intéressant ouvrage sur la sociolinguistique de la langue arabe1, Reem Bassiouney indique clairement que tout dépend du point de vue de la personne interrogée. Alors que les locuteurs arabophones reconnaissent une filiation commune entre toutes les « variantes » de la langue arabe, les linguistes — en particulier ceux qui ne sont pas des locuteurs natifs — insistent davantage sur la pluralité des parlers arabes. Outre les liens évidents qu’elle peut entretenir avec l’idéologie2, la question reste étroitement tributaire des politiques linguistiques menées dans le monde arabe lui-même. Bassiouney dit à ce propos, non sans humour :
Pour prendre pleinement la mesure de la discussion sur les politiques linguistiques dans le monde arabe, il faudrait avoir recours aux sciences politiques, à la sociologie, à la psychologie, à l’anthropologie, à l’histoire, aussi bien qu’à la sociolinguistique.
Un large spectre linguistique
Loin de prétendre embrasser toutes ces sciences humaines, nous nous contenterons d’un plus modeste examen que nous souhaitons dépassionné, à la lumière des principaux travaux sur le sujet et de notre expérience. Partons d’une constatation, sur laquelle s’accordent à la fois les linguistes et les locuteurs arabophones eux-mêmes : la langue arabe présente un large spectre linguistique dont les deux pôles semblent à première vue distincts : l’arabe littéral, dit fus-ha et le dialecte, âmmiyya ou dârija.
L’arabe dit fus-ha, que nous appellerons aussi arabe standard, est la première langue officielle commune aux 22 pays de la ligue des États arabes. C’est également l’une des six langues officielles de l’ONU et de nombreuses autres organisations internationales ou régionales. Elle garde la trace du patrimoine culturel classique, à savoir le texte sacré du Coran, mais aussi de la littérature médiévale, considérée comme la plus prestigieuse. Elle a toutefois été simplifiée et modernisée du temps de la Nahda pour les besoins de la communication. On a pu dire notamment que la presse arabe était fille de la Nahda. Cette langue est interétatique, transnationale, multicontinentale.
L’arabe dialectal, appelé âmmiyya ou dârija est quant à lui rattaché à un territoire. Il y aurait ainsi autant de dialectes que de pays arabes, mais il est communément admis, en raison de certaines similitudes de syntaxe, de phonèmes et de lexique, de les regrouper en quatre grandes familles recouvrant des ensembles régionaux, selon un critère d’intercompréhension entre locuteurs de ces pays, à savoir : pays du Golfe, Levant, Égypte et Maghreb ; on y ajoute parfois une autre famille, l’irakienne.
Certains dialectes sont aux confins de deux ensembles, comme l’irakien, proche à la fois des dialectes levantins et de ceux du Golfe et le libyen, proche de l’égyptien et du maghrébin.
Cette classification tout à fait empirique présente des avantages, mais n’est pas totalement rigoureuse. D’une part, les dialectes ne s’arrêtent pas aux frontières, et d’autre part il existe au sein d’un même pays des variantes d’un même dialecte.
L’arabe standard n’est donc assimilable à aucun des ensembles dialectaux. Ce découplage entre langue et territoire n’est pas nouveau. La langue arabe a eu, du VIIIe au XVe siècle, un statut de lingua franca (langue véhiculaire) bien au-delà des frontières du monde arabe, en tant que langue de l’administration impériale, mais aussi de la science, de la culture et des échanges, comme en témoignent les innombrables mots d’origine arabe intégrés dans les langues européennes.
Frontières poreuses entre la langue standard et les dialectes
Récapitulons donc : la variante standard est toujours celle de la sphère publique, pratiquée principalement à l’écrit, et présente un aspect plutôt solennel. Les variantes dialectales appartiennent plutôt à la sphère privée, sont pratiquées à l’oral, et sont intimement rattachées à un territoire, voire à un terroir.
Cette catégorisation pêche toutefois par sa simplicité excessive. Premièrement, il y a plusieurs états intermédiaires entre les deux pôles de la langue arabe. Les termes de « diglossie », « triglossie » voire « pluriglossie »3 semblent aujourd’hui datés, et cèdent de plus en plus la place dans l’analyse des linguistes à la notion de « continuum linguistique »4. Entre ces différents états intermédiaires, un phénomène de « code-switching » (alternance codique) est observé par les linguistes, c’est-à-dire la propension, chez un locuteur instruit, à basculer naturellement d’un état de langue à un autre : d’une fusha très soutenue proche de l’arabe classique à un arabe standard moderne, dit « arabe médian », ou à un arabe dialectal, en passant par toutes les nuances d’une palette de registres.
Ce « continuum » prend désormais des allures planétaires : si l’arabe standard n’a plus aujourd’hui le même statut de lingua franca que sous l’empire abbasside, l’essor technologique de nos jours lui fournit l’occasion d’une remarquable expansion : un espace virtuel existe désormais, qui traverse les frontières des pays arabes, et agit comme un acteur transnational, comme on a pu le voir lors des printemps arabes5. Il établit des liens non seulement entre arabophones des divers pays, mais aussi entre ceux-là et « l’étranger arabophone » : les États qui cultivent des médias arabophones, d’une part, et de l’autre la diaspora arabe répartie sur tous les continents, régulièrement nourrie par les flux de migration, et dont le contact avec sa culture d’origine passe principalement par les nouveaux médias et le Net.
Nada Yafi
A été interprète officielle pour la langue arabe, diplomate, directrice du centre de langue et de civilisation arabes
Source : Orientxxi.info
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com