Pierre Astier : « Il demeure un certain impérialisme éditorial à Londres, Paris ou Barcelone »

Pour l’agent littéraire et ancien éditeur, « on assiste à l’émergence d’une nouvelle génération, brillante et intellectuelle, que Mohamed Mbougar Sarr incarne parfaitement ».

 Le Monde – Prix Nobel de littérature pour le Tanzanien Abdulrazak Gurnah, Booker Prize pour le Sud-Africain Damon Galgut et Booker Prize International pour le Sénégalais David Diop, alors que ses compatriotes Boubacar Boris Diop et Mohamed Mbougar Sarr se sont vus décerner respectivement le prix Neustaat et le prix Goncourt, et la Mozambicaine Paulina Chiziane le prix Camões…

L’année 2021 aura été faste pour les lettres africaines. Selon Pierre Astier, agent littéraire et ancien éditeur (Le Serpent à plumes), « on assiste à l’émergence d’une nouvelle génération, brillante et intellectuelle, que Mohamed Mbougar Sarr incarne parfaitement ».

Comment expliquer qu’autant de récompenses prestigieuses aient été décernées à des plumes africaines cette année ?

Pierre Astier. Qu’il y ait de bons écrivains africains ou d’origine africaine n’est pas nouveau. Mais c’était un phénomène plutôt disparate. Or, là, il y a très clairement une évolution aussi bien chez les écrivains expatriés, en Europe ou aux Etats-Unis, que chez ceux vivant en Afrique. Ces auteurs se lisent les uns les autres, échangent beaucoup, s’apprécient, s’encouragent. C’est une singularité. Ils sont très solidaires et produisent des œuvres d’une grande maturité.

On assiste à l’émergence d’une nouvelle génération, brillante et intellectuelle, que Mohamed Mbougar Sarr incarne parfaitement. Ce dernier avance avec aisance. On ne peut même pas dire de lui, comme certains pourraient être tentés de le faire, qu’il est un alibi. Je crois que la classe littéraire française a reconnu en lui l’un des siens. C’était déjà un peu le cas pour Alain Mabanckou, mais à la différence de ce dernier, Mohamed Mbougar Sarr est très sobre. Ce qui est reconnu, c’est ce qu’il écrit. Rien d’autre.

Qu’est-ce qui distingue cette nouvelle génération d’écrivains ?

Je pense qu’ils se sont dégagés de ce à quoi on les confinait. Il y a davantage d’universalité dans ce qu’ils écrivent. Ils sont devenus des écrivains à part entière et pas des écrivains africains devant nécessairement écrire sur des histoires africaines.

Avez-vous été surpris par ce Nobel décerné à Adbulrazak Gurnah ?

Oui, je l’ai été. J’avais découvert Abdulrazak Gurnah grâce à Abdourahman Waberi qui m’avait invité à le lire et à le rencontrer lors d’un voyage en Angleterre dans les années 1990. À l’époque, Paradis avait été publié chez Denoël et avait connu un petit succès. Avec Le Serpent à plumes, nous l’avons réédité en format poche. Je suis très heureux pour lui mais je ne comprends pas que [l’écrivain kenyan] Nguigi wa Thiong’o n’ait pas eu le Nobel…

Le roman de Mohamed Mbougar Sarr est une coédition avec un éditeur africain, Jimsaan. D’autres écrivains primés, comme Blaise Ndala ou Hemley Boum avec lesquels vous travaillez, ont également fait le choix d’une maison africaine pour l’édition et la diffusion sur le continent. Pourquoi ?

Sur les 6 000 langues existant dans le monde, dix dominent le milieu éditorial, dont quatre – l’anglais, le français, l’espagnol et le portugais – sont présentes sur plusieurs continents. Or, il demeure un certain impérialisme éditorial de la part d’éditeurs à Londres, Paris ou Barcelone, qui veulent conserver les droits mondiaux pour leur langue.

Il faut mettre fin à cela en permettant à des éditeurs de continents différents de travailler leur propre territoire. C’est ce qu’on a fait pour Blaise Ndala. Le Seuil voulait au départ les droits mondiaux de son roman Dans le ventre du Congo. Il nous paraissait légitime qu’il ait son éditeur au Canada où il vit, Mémoire d’encrier, et qu’il en ait un autre pour l’Afrique centrale et l’Afrique de l’Ouest, Vallesse à Abidjan. Le prix Ivoire qu’il vient de recevoir va ainsi profiter à cet éditeur.

Comment évolue le milieu éditorial africain ?

C’est en train de changer, notamment avec des prix comme le prix Ivoire qui prennent de l’importance, et grâce à des acteurs extrêmement impliqués. Du côté francophone, c’est un peu plus laborieux que du côté anglophone, où le secteur est professionnalisé, structuré, avec des foires importantes. Les Anglais savent former des gens qui vont devenir des partenaires.

Il y a donc une grande coopération internationale entre les éditeurs d’Afrique du Sud, du Nigeria, des Etats-Unis, du Canada, d’Angleterre, d’Australie, de Nouvelle-Zélande, etc. Les Français sont un peu plus lents. Et il manque toujours un réseau de distribution solide avec des moyens en Afrique francophone. Mais il y a une prise de conscience que le livre est très important pour l’éducation, évidemment, la formation, mais aussi pour l’économie de manière générale.

Y a-t-il un marché pour une traduction ou une édition en langues africaines ?

Là encore, il faut des vocations. Elles sont en train d’apparaître avec des gens qui prennent conscience qu’il faut éditer en wolof, en bambara, etc. En Inde, où l’anglais n’est qu’un idiome parmi une dizaine voire une quinzaine d’autres, l’édition en langues vernaculaires est phénoménale. On n’en a pas encore pris toute la mesure en Occident. Il faut qu’existent ces « petites » langues du milieu éditorial qui sont parlées par des centaines de millions de personnes. Il en va de la préservation des cultures.

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Propos recueillis par

Source : Le Monde

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