Le Sénégal, déchiré entre les frères ennemis en islam

Le MondeLe « réformisme » des sectes salafistes ou wahhabites bouscule l’islam sénégalais, dominé par les grandes confréries soufies, considérées comme tolérantes. Une compétition qui met sous tension le pays, menacé à ses frontières par les groupes djihadistes.

Allongé sur une natte à l’ombre d’un manguier de son verger, l’imam Alioune Badara Ndao s’exprime avec une douce fermeté dans une langue de Molière irréprochable. Sans acrimonie, ni colère apparente. Aucune rancœur ruminée dans sa barbichette aussi blanche que son boubou, à l’égard du journaliste venu de Paris pour le rencontrer chez lui, à Kaolack, son fief situé à 200 kilomètres au sud-est de Dakar.

L’imam est pourtant convaincu que les services français engagés dans la lutte contre le terrorisme au Sahel sont à l’origine de la sale image qui lui colle à la peau depuis octobre 2015. Celle, malgré son acquittement par les tribunaux sénégalais en juillet 2018, d’un imam salafiste accusé d’avoir dirigé un réseau djihadiste.

Selon ces allégations, il aurait recruté des combattants pour le compte de la secte nigériane Boko Haram et tenté d’implanter une cellule terroriste au Sénégal. Des accusations d’autant plus lourdes que, aux portes du Sahel, ce pays fait figure d’exception : stable démocratiquement, exempt de coup d’Etat depuis son indépendance, en 1960, épargné jusqu’à présent par les assauts et les attentats-suicides menés au nom d’un extrémisme religieux qui ensanglante la région.

Un particularisme qui explique l’attention de Dakar et de ses alliés à chaque fois que le « rempart islamique sénégalais » – bâti sur les bases des quatre grandes confréries musulmanes d’obédience soufie (Qadiriya, Tidjaniya, Mouridiya, Layèniya) qui dominent encore largement le paysage religieux – menace de s’effriter, grignoté sur ses flancs par les sectes salafistes ou wahhabites, dites « réformistes ».

 

 

« Aujourd’hui encore, je ne comprends pas pourquoi j’ai été arrêté, confie l’imam. On me reproche sans aucun doute mes prêches du vendredi, le fait de dire que tous nos problèmes, à nous les musulmans du Sénégal et d’ailleurs, ressortent de l’imposition de la politique occidentale dans nos pays et de l’activité des francs-maçons. »

Au milieu des poules, vont et viennent de très jeunes enfants inscrits dans sa dahra. Une école coranique semblable à des dizaines d’autres dans le pays, qui, selon lui, « valent bien mieux que l’enseignement public conçu par l’étranger ». « Regardez autour de vous !, s’exclame-t-il, est-ce que vous voyez un camp d’entraînement de djihadistes ? »

L’imam avait été arrêté, dans la nuit du 26 au 27 octobre 2015, par des éléments de la section de recherches de la gendarmerie nationale. Il se trouvait alors dans son autre dahra du quartier Ngan Alassane, à quelques kilomètres de ses manguiers, dans les faubourgs de Kaolack, haut lieu du commerce d’arachides et de la confrérie des tidjanes, l’une des plus grandes villes sénégalaises, sur les rives du fleuve Saloum.

 

Vaste opération antiterroriste

 

Son arrestation avait donné le signal de départ d’une vaste opération antiterroriste dans le pays, en octobre et novembre 2015. Une quarantaine de Sénégalais avaient été interpellés, dont un certain Saliou Ndiaye. Celui-ci, arrêté dans son atelier dakarois de ventes de pièces détachées pour autos et motos, avait été inculpé d’« association de malfaiteurs en bande terroriste ».

Cette charge a finalement été abandonnée, mais des vidéos d’exécutions découvertes dans son ordinateur lui ont valu cinq ans de prison pour « financement et apologie du terrorisme ». « Mon seul tort était de connaître l’imam, se défend-il aujourd’hui. Ici, dès qu’on demande l’application de la charia, l’Etat nous accuse de terrorisme ! »

A sa libération, Saliou Ndiaye a perdu son petit business. Il est retourné à Kaolack, où il a ouvert une échoppe de quincaillerie dans l’enceinte de la dahra de l’imam, à Ngan Alassane. Dans ce lotissement décati, doté de deux mosquées, dont l’une effondrée, et d’un point d’eau saumurée, vivent plus de 500 personnes, enfants compris. « Un endroit sans canalisation, ni accès bitumé par la ville, parce qu’on dérange, lâche Saliou. Je suis en colère contre le pouvoir, qui se laisse imposer le culte de la laïcité par les Français. Même si, tempère-t-il, ce n’est pas une raison pour prendre les armes. »

A l’automne 2015, lors de cette vague d’arrestations inédite, le contexte sécuritaire dans le voisinage du Sénégal est déjà bien dégradé. Au-delà de sa frontière nord, la Mauritanie a subi des attaques meurtrières d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), une organisation forgée dans le feu ravageur du Groupe islamique armé (GIA), puis du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) durant la décennie noire en Algérie (1991-2002). Sur les marches orientales du Sénégal, le Mali est, depuis 2012, la proie agonisante de groupes armés – indépendantistes tuareg, puis djihadistes – jusqu’à l’intervention militaire de la France, qui lance l’opération Serval en janvier 2013.

Bientôt – un peu plus loin mais toujours dans ce même espace géographique et institutionnel de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cedeao) –, le Burkina Faso s’embrase. Puis c’est au tour du Niger de vaciller, frappé par un fléau commun : des violences destinées à briser les équilibres politiques et sociaux et à chasser les soldats étrangers, sur fond de discours religieux fondamentalistes. La Côte d’Ivoire elle-même n’est plus épargnée : l’attentat dans la station balnéaire de Grand-Bassam, revendiqué par AQMI, fait une vingtaine de morts, le 13 mars 2016.

Depuis le printemps 2021, d’autres attaques ont ciblé les forces de sécurité du pays. L’année 2015 est aussi l’une des plus sanglantes au Nigeria, poids lourd militaire et économique du continent : 84 attaques commises par Boko Haram (rebaptisé depuis Etat islamique en Afrique de l’Ouest), tuant ou blessant près de 3 000 personnes, y sont alors recensées par l’ONG britannique Action on Armed Violence.

 
 

 

Au même moment, l’émergence d’islamistes présumés sur la scène sénégalaise n’est pas complètement déconnectée du Nigeria. Si ce lien géographique se révèle ténu, voire inexistant, pour la plupart des inculpés, il est confirmé pour un ex-combattant sénégalais de Boko Haram, nommé Makhtar Diokhané.

L’homme, qui avait séjourné quelques années plus tôt dans la dahra de l’imam Ndao, avait été arrêté en novembre 2015 au Niger, où il s’était rendu pour tenter de faire libérer quatre de ses compagnons de lutte, tous passés par la secte nigériane. Poursuivi, notamment, pour « actes de terrorisme par menaces d’attentats, association de malfaiteurs, financement du terrorisme, blanchiment de capitaux », il a été condamné en 2018 par un tribunal de Dakar à vingt ans de travaux forcés.

 

« C’est uniquement parce que Makhtar Diokhané a habité un moment chez l’imam [Alioune Badara Ndao] que ce dernier a été arrêté, soutient Me Moussa Sarr, avocat star du barreau de Dakar et défenseur du religieux jusqu’à son acquittement. Les autorités voulaient montrer à leurs alliés qu’elles prenaient au sérieux ces affaires de terrorisme. Il leur fallait trouver un commanditaire, un chef islamique… »

La presse, citant des sources sécuritaires, avait fait état d’une importante somme d’argent liquide et d’un téléphone satellitaire retrouvés chez l’imam, de précautions jugées suspectes lorsqu’ils passaient des appels, comme l’utilisation de plusieurs téléphones et de différentes cartes SIM. « Mais en droit pénal, on ne condamne pas sur la base de simples soupçons. Or il n’y avait aucune preuve de ses liens avec une entreprise terroriste », rappelle Me Sarr.

« Lorsque les djihadistes ont attaqué le nord du Mali, le Sénégal ne s’est pas senti concerné. Il a fallu attendre 2015 pour qu’il réalise que les idéologies djihadistes traversaient les frontières », relève le journaliste Abdou Khadir Cissé

Résultat, ce premier procès antiterroriste organisé dans un pays de l’Union économique et monétaire d’Afrique de l’Ouest (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo) a tourné au fiasco. « Depuis cinq ans, une quinzaine d’affaires de terrorisme sont arrivées devant les juges. Souvent cela se résume à des excès de zèle de la part des enquêteurs. Il y a une part de précipitation : pas assez de renseignements, ni de filatures avant les interpellations. Trop d’arrestations préventives ont provoqué une sorte de chaos judiciaire », explique un juriste familier de ces dossiers sensibles.

Un zèle qui traduit toutefois l’inquiétude des autorités. « Aucun pays ne peut prétendre être à l’abri d’un attentat », souligne le colonel Mactar Diop, directeur de l’information et des relations publiques des armées.

Pour s’en prémunir, plusieurs réformes ont été menées dans le domaine sécuritaire. « Il est difficile d’assurer l’étanchéité de nos frontières, concède le colonel, mais depuis la guerre au Mali, nous avons densifié le maillage territorial de nos forces de sécurité. » Sur le modèle des groupements spéciaux d’intervention mauritaniens, le Sénégal a constitué, grâce au soutien de l’Union européenne, des groupes d’action rapide de surveillance et d’intervention (Garsi) : de petites unités très mobiles, patrouillant sur la frontière malienne.

Les services de renseignement ont aussi été réorganisés pour les rendre plus performants. Les directions générales des renseignements intérieurs et extérieurs (DGRI et DGRE) ont été placées sous la tutelle d’une délégation générale au renseignement national (DRN), dirigée par le général Cheikh Sène, ancien haut commandant de la gendarmerie nationale. Le budget de l’armée, qui a fait un bond de 75 % entre 2020 et 2021, a en outre permis d’acquérir de nouveaux outils de surveillance, notamment des systèmes d’écoute plus perfectionnés et des ULM affectés au survol des frontières sénégalaises avec le Mali et la Mauritanie.

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« La menace se rapproche de nos frontières », assure le colonel Diop. Le dernier rapport, adressé en juillet au Conseil de sécurité de l’ONU par l’équipe de surveillance des sanctions adoptées contre l’Etat islamique et Al-Qaida, s’inquiète de la « poussée vers les pays côtiers » du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, affilié à Al-Qaida). Et de ce qu’en janvier, une « cellule de GSIM recrutant pour la katiba Macina [groupe djihadiste du centre du Mali et membre du GSIM] a été démantelée au Sénégal ».

« Des éléments du GSIM, appuyés par des influenceurs islamistes radicaux, se sont implantés au Sénégal le long de la route de Kaffrine à Kayes au Mali , à Bakel, dans la réserve du Ferlo et dans la zone d’extraction aurifère de Saraya », précise le même groupe d’experts des Nations unies dans son rapport semestriel précédent.

 

Embuscade sur la route

 

La multiplication des attaques, à l’est du Sénégal, dans la région malienne de Kayes, est particulièrement préoccupante. Dans cette portion du Mali jusqu’à présent épargnée par les assauts djihadistes, la katiba Macina a revendiqué une embuscade, fin septembre, contre un convoi de transporteurs sénégalais de matériel minier, sur la route reliant le port de Dakar à Bamako – un tronçon vital pour ce pays enclavé qu’est le Mali.

Cinq gendarmes maliens qui les escortaient ont été tués. « Ces attaques ne doivent rien au hasard, elles visent un axe stratégique pour l’approvisionnement du Mali, mais aussi pour le Sénégal. L’activité portuaire et du transport fait vivre des milliers de Sénégalais. Un ralentissement des échanges aurait des conséquences sociales importantes », souligne un officier des services de sécurité.

 

 

« Lorsque les djihadistes ont attaqué le nord du Mali, le Sénégal ne s’est pas senti concerné. Il a fallu attendre 2015 pour qu’il réalise que les idéologies djihadistes traversaient les frontières », relève Abdou Khadir Cissé, journaliste pour le site d’information Dakaractu et l’un des meilleurs connaisseurs des groupes islamistes armés au Sahel. En 2018, Amadou Koufa, le chef de la katiba Macina, appelait ainsi les membres de la communauté peule – présente dans des proportions diverses dans tous les pays d’Afrique de l’Ouest – à rejoindre le djihad, y compris au Sénégal. « Mes frères, où que vous soyez, venez soutenir votre religion ! », avait-il lancé, accusant ensuite « les mécréants de massacrer et d’exterminer les Peuls parce qu’ils ont levé le drapeau de l’islam ».

Le Sénégal, selon le djihadiste malien, doit payer pour son engagement précoce et massif au sein des casques bleus de la Minusma, déployés depuis 2013 au Mali, contre les combattants de l’islam. La menace est prise au sérieux. « Que ce soit le Sénégal ou les autres pays côtiers, qui sont le dernier rempart [contre les djihadistes], il faut qu’on se prépare à rentrer dans la bataille », estimait ainsi le président sénégalais, Macky Sall, dans un entretien accordé, en février, à Radio France Internationale (RFI).

A l’instar d’autres dirigeants africains, le chef de l’Etat préconise une Minusma plus offensive : « Vous maintenez la paix quand il y a une paix à maintenir ; quand vous faites face à des djihadistes, à des terroristes, il n’y a pas de paix à maintenir, il faut lutter contre. »

 

Le Sénégal peut compter sur ses alliés occidentaux, qui le considèrent comme un pôle régional stratégique de stabilité politique et sécuritaire. Ce pays francophone figurait ainsi sur le plan de vol du voyage africain du secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, en novembre, qui ne comportait que trois étapes sur le continent (avec le Kenya et le Nigeria, anglophones).

Depuis mai 2016, le Sénégal et les Etats-Unis sont d’ailleurs liés par un accord de défense, le premier du genre pour les Américains en Afrique. Il permet la présence, pour une durée indéterminée, de militaires américains au Sénégal. Il donne aussi la possibilité à leurs forces d’accéder à des zones aéroportuaires ou militaires. Depuis, le Sénégal participe régulièrement à des programmes d’entraînement conjoints, tel l’exercice « Flintlock », organisé depuis 2005 par le commandement des Etats-Unis pour l’Afrique (Africom) et destiné à améliorer les capacités opérationnelles des armées africaines dans leur combat contre le terrorisme.

Pour la France, qui dispose d’un contingent de 400 hommes à Dakar, le pays revêt également une importance stratégique de premier plan. Il constitue, notamment, une tête de pont logistique – aéronautique et navale – de sa présence au Sahel. « Outre son légalisme vis-à-vis des institutions républicaines, l’armée sénégalaise a acquis une grande expérience opérationnelle dans les missions de maintien de la paix », juge un très haut gradé sénégalais parti à la retraite.

S’ajoutant à la « contagion » djihadiste par ses frontières, les « revenants » représentent aussi un risque de déstabilisation pour le pays. « On ignore combien de Sénégalais ont fait le grand voyage du djihad au Mali, mais il y en a, et pas seulement des désœuvrés », avance le journaliste Abdou Khadir Cissé. Les autorités sénégalaises estiment que plusieurs dizaines de personnes ont rejoint les groupes liés à l’Etat islamique en Libye, notamment à Syrte.

« Les profils les plus connus sont, notamment, ceux du jeune Abdourahmane Mendy [alias Abou Chouaaïb As-Senegali] (…) et de celui que l’on présente comme l’émir des djihadistes sénégalais en Libye, Moustapha Diop alias Abou Hatem », peut-on lire dans un article, publié en 2017, rédigé par l’Observatoire africain du religieux rattaché au centre d’étude des religions de l’Université Gaston-Berger de Saint-Louis du Sénégal. Le profil de ces deux individus n’est pas celui d’obscurs délinquants, mais de jeunes diplômés, inscrits à l’université de médecine Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD).

« Des Sénégalais alimentent les troupes de ces organisations djihadistes, qui n’hésitent pas à [les] recruter en s’appuyant sur les frictions idéologiques et les transformations qui animent l’islam [national] contemporain », précise encore l’article. Car, aux yeux des salafistes, le drapeau de l’islam ne flotte pas dans les cieux sénégalais, même s’il y est pratiqué par plus de 90 % de sa population. Cet islam sénégalais connu pour être à dominante confrérique soufie est, selon eux, dévoyé : il répond à des rites accordant trop de place aux enseignements (et aux représentations impies) des saints fondateurs des confréries, au détriment de ceux du Prophète.

« La montée de l’islam politique ne peut épargner le Sénégal. Au point où l’on s’interroge aujourd’hui sur l’issue de cette confrontation, déjà en cours, entre un islam local et les courants radicaux transnationaux qui sévissent dans le Sahel », écrit Bakary Sambe dans son ouvrage Contestations islamisées. Le Sénégal entre diplomatie d’influence et islam politique (Editions Afrikana, 2018).

Le docteur Mouhammad Ahmad Lô, carrure de basketteur américain enveloppée dans un ample boubou beige, est l’un des acteurs de cette « confrontation ». Derrière ses lunettes fumées, ce « réformiste » proche des mouvements wahhabites d’Arabie saoudite, où il a étudié, préfère, quant à lui, parler de « dialogue interreligieux ». Il est le fondateur et le directeur de l’Ecole supérieure africaine d’études islamiques, située sur une parcelle du quartier populaire dakarois de Pikine, coincée entre l’autoroute et la nationale.

« Les confréries pensent qu’on leur prend leurs adeptes. La vérité est que, nous, les réformistes, attirons de plus en plus de fidèles. Le réformisme est perçu comme un mouvement de libération religieuse, économique et sociale. Si nous libérons les adeptes de [la mainmise des] confréries, leurs marabouts perdront leur statut et leur influence. C’est ce qui leur fait peur », proclame-t-il.

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Christophe Châtelot Dakar, Kaolack (Sénégal) – envoyé spécial

Source : Le Monde

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