Thomas Borrel et Antoine Glaser : « Un retrait militaire français d’Afrique serait un marqueur de rupture »

A l’occasion des quatre ans du discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou, les deux spécialistes de l’Afrique analysent, dans un entretien au « Monde », les raisons des difficultés de Paris à renouveler sa politique et son image sur le continent.

 Le Monde   – L’image est aussi implacable qu’évocatrice de l’état des relations entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique. Quatre ans après le discours de Ouagadougou du 28 novembre 2017, dans lequel Emmanuel Macron avait présenté sa stratégie pour changer le récit et la nature des relations entre Paris et l’Afrique, c’est dans ce même pays, le Burkina Faso, qu’un convoi de l’armée française s’est trouvé ces derniers jours bloqué par des manifestants, accusant notamment la France de livrer des armes aux djihadistes.

Thomas Borrel, porte-parole de l’association Survie et coauteur de l’ouvrage L’Empire qui ne veut pas mourir (Seuil, 1 008 pages, 25 euros), et Antoine Glaser, coauteur du Piège africain de Macron (Fayard, 272 pages, 19 euros), analysent, avec des regards très différents, les raisons des difficultés de la France à renouveler sa politique et son image en Afrique.

 

Pourquoi l’image de la France continue-t-elle de se dégrader dans ses anciennes colonies ?

 

Thomas Borrel : Lors du discours de Ouagadougou, Emmanuel Macron était allé jusqu’à affirmer qu’il n’y avait plus de politique africaine de la France. Il y a eu des annonces symboliques, propres à créer une bulle de communication, comme avec la restitution des œuvres d’art, mais leur portée reste limitée. Face à la contestation contre le franc CFA ou contre le dispositif militaire au Sahel, il y a de petits aménagements qui ne changent rien en profondeur. Il ne faut donc pas s’étonner que Paris soit de plus en plus impopulaire auprès de la jeunesse africaine.

Antoine Glaser : Selon moi, le fil rouge de la « Françafrique » et donc de cette impopularité, c’est le maintien de l’armée française sur le continent. Il sert de cache-misère à une présence globalement en déshérence. Dans l’imaginaire des Africains, ces militaires sont l’incarnation de la « Françafrique » à l’ancienne. On l’a vu au Tchad après la mort d’Idriss Déby [le 20 avril 2021] : le fils s’est fait adouber par la France car il n’y avait pas de plan B. Mais cette présence est aussi ce qui donne l’impression aux autres Européens que, après avoir été le gendarme de l’Afrique contre l’Union soviétique, l’armée française est le gendarme contre l’islamisme.

 

Est-ce qu’une renégociation des accords de défense et le retrait des bases militaires apaiseraient les relations ?

 

A. G. Le jour où il n’y aura plus de bases sur le continent, les choses évolueront très vite en ce sens. Cela dit, la fin de la « Françafrique » n’a pas besoin d’être actée par la France : elle l’est déjà par une Afrique totalement mondialisée. Le système politique, militaire et financier qui existait entre 1960 et la fin de la guerre froide, et servait de socle à la « Françafrique », a disparu.

 

 

T. B. Un retrait avec un échéancier serait un marqueur de rupture plus net que les annonces comme la fin de l’opération « Barkhane » puisque, dans ce cas précis, il ne s’agit que d’une réorganisation du dispositif militaire au Sahel.

 

Pour renouveler son image, la diplomatie française a choisi de se tourner davantage vers les Etats de l’est du continent et les pays anglophones. Mais n’est-ce pas un échec au regard de la situation en Ethiopie ou au Soudan ?

 

T. B. Oui, mais cette tentation hégémonique de se tourner vers de nouveaux pays n’est pas nouvelle. Dans les années 1960, le champ de la coopération a été étendu au Rwanda, au Burundi ou au Zaïre (actuelle République démocratique du Congo) – qui n’étaient pas d’anciennes colonies françaises. Aller chercher la déstabilisation du Nigeria en soutenant une rébellion au Biafra, entretenir des liens avec l’Afrique du Sud de l’apartheid, c’était aussi sortir de la zone francophone.

 

 

Emmanuel Macron met beaucoup cette nouvelle orientation en avant mais il est culturellement pétri de colonialisme. Par exemple, lors de sa première visite à Gao [Mali], il a rendu hommage aux soldats en les présentant comme les héritiers d’une lignée de militaires français en Afrique. Il ne questionne pas le passé colonial et néocolonial de la France. Ses conseillers et lui ont la prétention de faire du neuf avec de l’ancien, mais il n’y a rien de nouveau dans leur démarche.

 

A. G. Selon moi, M. Macron a une volonté de sortir du tête-à-tête avec les anciennes colonies. Pour y échapper, il a tout de suite mis en avant le multilatéralisme, tenté sans succès d’européaniser la sécurité, d’aller vers les anglophones avec une logique de financier. Quand il s’est rendu au Nigeria, en juillet 2018, hormis le président Buhari, il n’a voulu voir que des hommes d’affaires. Il pense que l’Afrique, c’est le business. C’est un discours de rupture.

Ce que je lui reprocherais, c’est de vouloir passer un coup d’ardoise magique sur la « Françafrique » alors que la jeunesse africaine, comme on l’a vu à Montpellier, lui a demandé des explications. Emmanuel Macron est piégé par ce passé dont il ne veut pas parler, au prétexte qu’il est jeune et n’a pas connu cette période.

 

En choisissant de s’adresser aux sociétés civiles, comme il l’a fait à Montpellier lors du dernier sommet Afrique-France, le président français ne délégitime-t-il pas les dirigeants du continent ?

 

T. B. Il est possible qu’il ait des visées électoralistes vis-à-vis de la diaspora, mais ce sommet est surtout porteur d’un symbole très colonial, avec l’idée que le locataire de l’Elysée peut décider qui sont les interlocuteurs d’aujourd’hui et de demain. La mise en scène a provoqué un effet boomerang que l’intellectuel sénégalais Boubacar Boris Diop a résumé ainsi : « Ces chefs d’Etat africains ont beau être ce qu’ils sont, nous avons beau les détester, le fait est que nous nous sentons humiliés de les voir ainsi piétinés. »

A. G. Je crois que le président français a une détestation personnelle des autocrates du pré carré. Mais il va être contraint, lors du prochain sommet Europe-Afrique [les 17 et 18 février 2022], de rencontrer ces chefs d’Etat africains qu’il a boudés à Montpellier.

 

L’implication des diasporas dans le renouvellement de la relation entre la France et le continent africain n’a-t-elle pas montré ses limites ?

 

A. G. La question des diasporas est un leurre. Leurs préoccupations en France, ce sont les inégalités, les emplois, le racisme. Aujourd’hui, M. Macron se retrouve avec les premiers de cordée du Conseil présidentiel pour l’Afrique et jamais avec les derniers de cordée des banlieues. Cette idée de recourir aux diasporas est un deuxième piège pour la France après celui de la présence de l’armée. Avec M. Macron, nous sommes dans la diplomatie d’influence et la rupture, mais sans articulation avec les réalités de l’Afrique, de la France et des diasporas.

 

Lors du sommet de Montpellier, Emmanuel Macron a appelé la France à reconnaître ses « racines africaines ». Comment comprenez-vous cette injonction dans un contexte politique marqué par la banalisation des discours d’extrême droite ?

 

T. B. C’est le « en même temps » macronien qui lui permet de donner de petits gages de bonne volonté sans remettre en cause les problèmes structurels comme l’alliance du néolibéralisme avec le néocolonialisme. Emmanuel Macron refuse toujours de reconnaître le rôle de la France dans les crimes commis pendant la période coloniale et néocoloniale.

A Montpellier, il n’a pas eu un mot sur la responsabilité française dans la guerre d’indépendance au Cameroun, et ce, malgré la présence à ses côtés du spécialiste de la question, l’historien Achille Mbembe, à qui il avait confié un rapport sur les relations franco-africaines.

 

Pensez-vous que la France soit dans un temps de « reconquête » ou de défense de son influence en Afrique ?

 

 

A. G. Croire que la France demeure influente en Afrique est faux. D’après un sondage du Conseil français des investisseurs en Afrique, les Africains placent la France après la Turquie et les Emirats arabes unis dans le classement des pays les plus utiles au continent. Les marges de manœuvre de Paris y sont de plus en plus réduites.

Les entreprises françaises sont-elles toujours privilégiées ? Le groupe Bolloré a connu de sérieux revers ces dernières années, au Cameroun notamment…

 

 

T. B. Il ne s’agit pas d’un revers pour Bolloré car même s’il a perdu le port de Douala en 2019, François Hollande l’avait remis en selle pour rafler le port de Kribi en 2015, en s’alliant avec les Chinois. On voit là l’influence des politiques français pour décrocher des contrats en Afrique. La « Françafrique » se branche sur la mondialisation dans les années 1990 mais ne s’y dissout pas.

A. G. Attention à l’effet loupe ! Il y a une différence entre la « Françafrique » d’Etat, qu’incarnaient les gaullistes des années 1960 à la chute du mur de Berlin, et celle des affaires. Bolloré, Bouygues, Castel n’ont pas besoin de l’Etat français. Ils sont en relation directe avec les pouvoirs africains. En réalité, les changements viennent de l’Afrique, qui multiplie les partenaires.

 

Thomas Borrel, comment se manifeste la transformation de la « Françafrique » en un « impérialisme informel » que vous évoquez ?

 

T. B. Cette notion théorisée par David Todd décrit le passage d’un empire avec des structures décisionnelles, qui remontaient directement à Paris par le biais des administrateurs coloniaux, à un empire informel qui joue, après les indépendances, sur l’influence, grâce notamment à la francophonie.

Il s’agit de faire en sorte que les anciens colonisés aient le réflexe français en matière d’économie ou de diplomatie, notamment dans le soutien des positions de Paris à l’ONU. L’empire informel maintient ainsi, sans structures visibles, une emprise sur les anciennes possessions.

C’est très clair du point de vue militaire. Quand la France annonce un retrait de ses soldats au Sahel, elle augmente dans le même temps sa coopération militaire. Elle désengage une partie de ses troupes pour les repositionner dans les forces françaises de Côte d’Ivoire. La France est aussi présente au travers d’institutions comme l’Agence française de développement et Expertise France qui occupent des fonctions de conseil dans des domaines régaliens.

Lire la suite

Propos recueillis par et

Source : Le Monde  

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page