Opinion – Au Sénégal, voici venu le temps des Lumières

Courrier internationalLauréat du prix Goncourt, Mohamed Mbougar Sarr n’est pas le seul auteur sénégalais à avoir été distingué en 2021. Ses compatriotes Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne ont aussi reçu des prix en France et à l’étranger. Autant de signes réjouissants de la “renaissance littéraire et culturelle” qu’appelle de ses vœux le journal Le Quotidien de Dakar.

Me Lamine Gueye a été le premier Africain au sud du Sahara à être docteur en droit [il fut aussi le premier président de l’Assemblée nationale du Sénégal, de 1960 à 1968]. Senghor a été le premier agrégé, et Blaise Diagne [1872-1934], le premier député et le premier Noir ministre dans un gouvernement français. En devenant le premier Subsaharien à remporter le Goncourt, Mbougar Sarr, cette éclaircie dans la pénombre culturelle sénégalaise, permet au Sénégal de retrouver son rang. Parce que dans les années 1960 et 1970 le Sénégal était un flambeau de la littérature, avant de le perdre au profit du Nigeria et du Kenya.

Les sacres de Boubacar Boris Diop [qui a reçu en octobre le prestigieux Neustadt International Prize for Literature de l’université d’Oklahoma, aux États-Unis] et de Mohamed Mbougar Sarr peuvent avoir deux significations. C’est soit le début d’une renaissance littéraire et culturelle, soit des vestiges fabuleux, comme les ruines du Panthéon (qui trône au-dessus d’Athènes), d’un Sénégal qui n’existe plus (le Sénégal de Senghor, qui rêvait de faire de Dakar pour l’Afrique ce qu’Athènes a été à la civilisation occidentale). Si le Goncourt de Mbougar marque le début de la renaissance cultuelle et littéraire, Boubacar Boris Diop serait ainsi le dernier des anciens, et Mbougar le premier des modernes. On passerait ainsi des écrivains africains à des écrivains tout court, dont l’ambition serait de s’adresser au monde, et sur ce plan Mbougar a réussi à s’affranchir du piège de l’écrivain africain.

 

Le spectre des “inquisiteurs tropicaux”

 

Notre pays a besoin d’une renaissance culturelle et intellectuelle qui, comme la Renaissance italienne, passera par une liberté de pensée, d’écriture et même d’imagination. La Renaissance italienne n’a été possible que quand la pensée et l’imagination se sont affranchies de l’inquisition de l’Église, marquant ainsi la fin des ténèbres du Moyen Âge et le début de la Renaissance. Au Sénégal, des inquisiteurs tropicaux veulent nous replonger dans un Moyen Âge, en criminalisant la fiction et même l’imagination. “Il faut que l’imagination s’empare du pouvoir avant que le pouvoir ne s’empare de l’imagination”, disaient les étudiants révoltés de Mai 68.

Au Sénégal, ce sont les rentiers de la tension et de la foi qui veulent s’emparer aujourd’hui de l’imagination. S’ils réussissent, on va tout droit vers un nouveau Moyen Âge, parce qu’il ne peut y avoir de grands écrivains, de grands artistes, de grands peintres sans liberté intellectuelle, qui commence par une libération de l’imagination. C’est parce qu’ils l’avaient compris que les musulmans à Cordoue et à Bagdad étaient devenus les héritiers de l’Antiquité gréco-latine, alors que l’Église enfermait la pensée et l’imagination dans les couvents, avant que l’Europe ne reprenne cet héritage à la Renaissance, en créant des conditions de liberté et de créativité qui n’existaient plus en terre d’islam.

 

Pas de grands pays sans écrivains

 

La Renaissance italienne a créé un climat de tolérance et de créativité qui a fait éclore Leonard de Vinci, l’architecte Brunelleschi (qui a construit le dôme de la cathédrale de Florence), et a été aussi un combat entre les inquisiteurs, comme Savonarole, et les Médicis.

Heureusement pour Florence, pour l’Italie et pour le monde, Savonarole a perdu. Nos Savonarole locaux vont aussi perdre, parce qu’il n’y a pas de grands pays sans écrivains. Qui se souvient que Goethe était aussi homme politique ? Qui se souvient de la carrière de sénateur de Victor Hugo ? Mais tout le monde se souvient de leurs livres. Que serait l’âme russe sans les classiques de Léon Tolstoï et Boris Pasternak, lui aussi victime d’une persécution politique qui l’a poussé à renoncer à son Nobel de littérature. Ce totalitarisme politique soviétique, comme celui, religieux, de Savonarole, a cherché vainement à embrigader l’imagination.

 

On n’enferme pas l’imagination

 

Que seraient la langue et la littérature arabes sans les poètes de la Jahiliya [la période préislamique] comme Imru Al-Qays, qui ont surtout déclamé des vers faisant l’éloge du vin ? Que serait l’Iran sans ses poètes comme Ferdowsi et Omar Khayyam, qui ont aidé l’Iran à garder sa culture et sa langue ? En projetant dans l’universel les particularismes du pays sérère et ses traditions, Mbougar est pour le pays ce que Ferdowsi a été pour la culture perse.

L’histoire montre qu’on peut régenter la presse, embrigader les politiques, mais jamais l’imagination et la fiction. Le roman relève de l’imagination qui non seulement ne peut être embrigadée, mais est illimitée.

 

Dakar, une capitale intellectuelle

 

Le Goncourt récompense certes une œuvre, mais au-delà de l’œuvre Mbougar a permis à notre pays de retrouver son rang : un phare qui illumine le continent par sa démocratie et sa créativité culturelle et intellectuelle. N’est-ce pas [le philosophe et historien camerounais] Achille Mbembe qui disait que Dakar est la capitale intellectuelle du continent ? Les prix de Souleymane Bachir Diagne [le philosophe sénégalais s’est vu décerner en 2021 le prix Saint-Simon pour son livre Le Fagot de ma mémoire, paru aux éditions Philippe Rey], de Boubacar Boris Diop et de Mbougar Sarr le confirment : 2021 est un bon cru pour les lettres sénégalaises.

N’écoutons pas les cassandres de l’autoflagellation. Sabrons le bissap pour Mbougar, un pur produit de l’école sénégalaise, qui trône au sommet des lettres françaises.

 

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