Les Milandes, le paradis perdu de Joséphine Baker

Quand on te vole le paradis de ton enfance, autant l’anéantir, le détruire toi-même, et ne garder que les souvenirs… Abattre les grands arbres du parc, brûler les livres de la bibliothèque, saccager les tentures des salons. En ce mois de mai 1968, alors que la rébellion étudiante menace d’embraser la France, les douze enfants de Joséphine Baker ourdissent de sombres plans. Le cœur en berne, ils s’apprêtent à quitter leur château du bord de la Dordogne, cette propriété des Milandes que les créanciers ont arrachée à la célèbre chanteuse et meneuse de revue.

Adieu, donc, l’escalier de pierre en colimaçon, les armures médiévales, les magnolias centenaires, et même le cimetière des animaux. Adieu le hameau rebaptisé par Joséphine Baker « Village du monde, capitale de la fraternité », où elle avait choisi d’élever sa « tribu arc-en-ciel », composée de gamins adoptés aux quatre coins du monde. Finalement, les frères et sœurs renonceront à leur projet de destruction et se contenteront de fracasser rageusement leur vieille cabane de trappeur. Mais jamais ils n’oublieront cet endroit à nul autre pareil, né de la plus généreuse des utopies.

 

Le projet des « deux Jo »

La première fois que Joséphine a posé les yeux sur cette vallée aux coteaux verdoyants, c’était juste avant la guerre. La demeure des Milandes appartenait alors au médecin du paquebot Normandie, rencontré au cours d’une traversée Le Havre-New York, en 1935. La star née à Saint-Louis, dans le Missouri, a eu le coup de foudre pour cet édifice de la fin du XVe siècle, remanié dans les années 1900, dont les larges fenêtres à meneau toisent les eaux de la Dordogne. Le propriétaire cherche un locataire ? Elle signe aussitôt le bail.

Le 3 juin 1947, jour de son quarante et unième anniversaire, Joséphine foule le tapis de feuilles de châtaignier et de pétales qui s’étire entre le château des Milandes et la chapelle adjacente, où elle vient de convoler en quatrièmes noces avec le chef d’orchestre Jo Bouillon. « Sa » chapelle, désormais, puisque l’artiste franco-américaine, fraîchement décorée de la médaille de la Résistance, est devenue la propriétaire des lieux.

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Joséphine Baker avec l’un de ses enfants adoptifs, au château des Milandes (Dordogne), en décembre 1956. L. BERZIOLI / LEEMAGE VIA AFP

 

Au fil des mois, elle rachète une à une les maisons de la bourgade désertée – à l’exception d’une seule –, ainsi que la gigantesque ferme édifiée par un précédent maître des Milandes et quelque 300 hectares de terres. Le couple Bouillon-Baker, dit « les deux Jo », cultive un projet ambitieux. D’abord, faire de ce patelin périgourdin un complexe touristique où l’on viendra se divertir de l’Europe entière. Ensuite, élever dans cet endroit idyllique des enfants d’origines et de religions différentes pour prouver au monde que la fraternité universelle est possible.

« Il n’y a qu’une seule race, la race humaine », professe l’artiste. Elle sait, après plusieurs fausses couches et une hystérectomie, qu’elle ne pourra jamais donner la vie. Placée comme bonne chez des Blancs dès l’âge de 8 ans, elle sait aussi ce que racisme veut dire. « La petite Freda Josephine McDonald a vécu les émeutes raciales de l’été 1917, quand des bandes de Blancs armés chassaient hors de la ville la population noire d’East Saint Louis, brûlant les maisons, tirant à vue sur les fuyards affolés », rappelle Gérard Bonal dans une belle biographie, Joséphine Baker, du music-hall au Panthéon (Tallandier, 336 pages, 20,90 euros).

A la fin des années 1940, l’argent n’est pas un problème pour cette icône internationale. Elle a vendu sa sublime villa Beau-Chêne du Vésinet, dans la très chic banlieue ouest de Paris ; sur les scènes de Paris, Buenos Aires, Rome et Madrid, on fête le retour de « la » Baker. Aux Milandes, les ouvriers s’activent. L’eau courante, le téléphone, le chauffage central et l’électricité arrivent jusqu’au village. Le château s’embellit : ici, un sol de mosaïque aux armes de ses bâtisseurs, les seigneurs de Caumont ; là, une salle de bains noire et or, inspirée du flacon Arpège, le parfum de Jeanne Lanvin ; une autre en marbre saumon du Portugal.

 

« Baker City »

 

La vie reprend dans l’unique ruelle du bourg, venelle pentue serpentant à l’assaut de la colline. Au mini-musée Jorama, des Joséphine de cire retracent la vie de la star en quatre-vingts tableaux. L’hôtel de luxe La Chartreuse, installé dans une belle bâtisse du XVIIIe siècle, le restaurant Lou Tornoli et la pension de famille L’Arc-en-ciel n’attendent plus que les touristes, comme la pâtisserie de Margaret Wallace, la sœur de Joséphine tout juste débarquée de son Missouri natal, et la station-essence Esso de leur frère Richard. Autres nouveautés dans le décor de carte postale de « Baker City » : une petite agence des PTT et un magasin de souvenirs.

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Joséphine Baker, en famille, dans la cuisine du château des Milandes, en juin 1964. RAYMOND DEPARDON / DALMAS / SIPA 

En contrebas, sur la rive de la Dordogne, un parc d’attractions sort de terre. Autour du bar-restaurant-salle de spectacle La Guinguette gravitent une scène de plein air, une volière exotique, une « maison des singes », sans oublier le boulodrome, le minigolf, des courts de tennis, des balançoires et, bientôt, une piscine blanche en forme de J sur laquelle veille un énorme saule pleureur.

Le 4 septembre 1949, les deux Jo inaugurent leur « Village du monde » au milieu de 6 000 invités. Au bord des routes du département, des affiches vantent la « capitale de la fraternité ». C’est un succès. L’été suivant, des dizaines de milliers de touristes affluent vers ce coin de la France profonde, sous les yeux ébahis des habitants. « Ma grand-mère comptait les voitures qui passaient le long de la rivière, et nous, les gosses, avions appris à répondre “Trois fois à droite !” aux automobilistes qui demandaient leur chemin », se souvient Ginette Delpeyrou, 89 ans, l’ancienne épicière du village de Beynac, sur la rive d’en face.

La chanteuse se laisse vite emporter par son inextinguible désir de maternité. Du Japon, elle rentre en avril 1954 avec deux bébés, et non un seul comme prévu

Maintenant que son premier objectif est atteint, Joséphine chante le second dans sa ritournelle Dans mon village : « Dans mon village/J’élève tendrement/Cinq tout petits enfants/Cinq orphelins d’ici, de là/(…) L’un d’eux est couleur de la nuit, les deux autres sont de celle du jour, le quatrième est couleur de sang, et le dernier est couleur du soleil/(…) Si mon village/pouvait servir un jour/De témoignage/Et symbole d’amour/(…)Tous les villages/Alors seraient heureux/(…) Et peu à peu, le monde entier/Serait meilleur et deviendrait/Un grand village où tous les hommes s’aimeraient. »

La chanteuse se laisse vite emporter par son inextinguible désir de maternité. Du Japon, elle rentre en avril 1954 avec deux bébés, et non un seul comme prévu. Dans l’orphelinat où elle a recueilli Teruya, qui deviendra Jeannot, un bambin de 18 mois s’est cramponné à sa jupe. Il s’appelle Akio, et lui aussi est né d’un père soldat américain et d’une mère japonaise. Joséphine craque et emmène l’enfant, qu’elle fait passer pour coréen. Question de symbole. Alors que la guerre de Corée fait rage entre le nord de la péninsule, soutenu par les Russes et les Chinois, et le sud, épaulé par les troupes américaines, la voilà bientôt à Paris, elle, la Franco-Américaine, avec un Coréen et un Japonais dans les bras.

 

Algériens, Finlandais, Colombien…

 

« Ma mère a dû se dire que c’était parfait, ces petits représentants de deux peuples qui ne pouvaient pas s’encadrer, s’amuse Akio Bouillon, 69 ans aujourd’hui. Sa notoriété était telle qu’elle pouvait se permettre bien des passe-droits. » Il sera shintoïste, son frère bouddhiste, diktat maternel destiné à garantir un échantillon représentatif de l’humanité et de ses religions. C’est ainsi qu’en 1955, un an après le blondinet Jarry, finlandais et protestant, Julien, gamin français de l’Assistance publique, devient Moïse, le juif de la fratrie (décédé en 1997). Il est accueilli la même année que Luis (colombien, noir et catholique) et Jean-Claude, un autre Français, catholique lui aussi.

L’année suivante, en pleine guerre d’Algérie, l’artiste adopte Brahim et Marianne dans un orphelinat d’Alger. Deux poupons prétendument arrachés au massacre de Palestro – une embuscade qui, en mai 1956, a coûté la vie à vingt et un appelés français en Algérie et déclenché de dures représailles contre la population algérienne –, mais rien n’est moins sûr… Viendront ensuite l’Ivoirien Koffi, Mara, l’Indien du Venezuela, et Noël, le nourrisson trouvé sur un trottoir parisien par une nuit glaciale de la fin de l’année 1959.

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Au gré des tournées et des voyages, les cinq de la chanson deviendront finalement douze en 1964, après l’arrivée de la dernière, Stellina, le bébé d’une amie marocaine de Joséphine. Sa « tribu » compte même treize membres avec Rama, la fillette ramenée d’un orphelinat belge pour sa sœur Margaret. « Dans mon village/J’élève tendrement/Treize tout petits enfants », fredonnera désormais Joséphine, qui modifie les paroles de la rengaine à chaque ajout familial.

En 1957, elle publie un conte intitulé La Tribu Arc-en-ciel. Après bien des tribulations, la poulette noire et borgne Kott-Kott découvre bonheur et tolérance aux Milandes. « Nous formons une famille de toutes sortes de races, de toutes sortes de couleurs, et c’est pourquoi j’ai appelé mes petits chéris “la Tribu Arc-en-ciel” », écrit Joséphine Baker dans la préface. Sans compter ceux auxquels elle ouvre ses bras et son château pour quelques mois ou davantage : Jeanine, une gamine ivoirienne venue se faire soigner en France, et son frère Paul ; deux garçonnets du Nigeria, où leur ethnie est menacée ; David, l’un des descendants du roi du Bouganda, une province ougandaise.

 

« Une enfance de conte de fées »

 

Aux Milandes, tous s’en donnent à cœur joie. « C’était un peu la colonie de vacances perpétuelle », reconnaît Brahim, 65 ans. « Une enfance de conte de fées sur un terrain de jeu formidable », résume sa cousine Rama, née la même année que lui. On ramasse les noisettes et on pêche les écrevisses avec les gamins du coin. Dans le château, on joue aux fantômes, dans le parc, aux cow-boys et aux Indiens, au milieu des animaux que collectionne Joséphine. « Des chiens et des chats, bien sûr, se remémore Akio, mais aussi deux aras, un toucan, un cacatoès, des paons, des babouins, un chimpanzé, des ouistitis et même un cercopithèque diane du nom de Makarios, comme le président de la république de Chypre de l’époque, à cause de la barbichette. » D’autres espèces font de brèves apparitions, dont un lionceau et un éléphanteau, donnés à un zoo quand ils sont devenus trop grands, et des gazelles indisposées par le rude hiver périgourdin.

L’été, les enfants croisent des visages connus : Gilbert Bécaud, Hervé Vilard, Luis Mariano (parrain de Luis Bouillon), Dalida, un débutant nommé Jacques Brel…

Dans la salle à manger du château, l’hiver, ou au bord de la Dordogne, l’été, les enfants croisent des visages connus. Beaucoup d’artistes, bien sûr : le chanteur Gilbert Bécaud fait un tabac à La Guinguette et joue avec eux au water-polo ; Hervé Vilard, l’idole yé-yé de l’inusable Capri, c’est fini ; le roi de l’opérette, Luis Mariano, parrain de Luis Bouillon, qui lui doit d’ailleurs son prénom. Rika Zaraï, Dalida, et un débutant nommé Jacques Brel, également. L’un des visiteurs préférés de la tribu s’appelle Claude Menier, alias « tio (tonton) Claude ». Frère du célèbre chocolatier et grand ami de maman Joséphine, cet excentrique les fascine, avec ses valises bourrées de friandises et son boa constrictor nommé Lulu – dont la disparition, un beau jour, déclenche une longue traque qui restera vaine.

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Jo Bouillon, Jarry et Luis Bouillon-Baker, au château des Milandes, en 1956. Archive familiale 

Grâce au car de ramassage scolaire financé par leur mère, la joyeuse troupe fréquente l’école primaire de Castelnaud-la-Chapelle, à 5 kilomètres. Un couple d’instituteurs, Paul et Yvette Besse, tient d’une main ferme les deux classes, celle des « petits » et celle des « grands ». Parfois, leur illustre voisine apporte aux écoliers ravis des pommes d’amour et d’énormes gâteaux au glaçage de sucre rose préparés par sa sœur Margaret. « Ma mère râlait parce que nous avions les mains poisseuses », se souvient le fils des instituteurs, Claude.

Auprès de leurs camarades, les rejetons de Joséphine font leur effet, avec leurs cartables neufs et leurs jolis habits. « Ils partaient huit jours dans les Alpes, et ils revenaient avec des culottes de cuir tyroliennes », relate Claudine Farfal, ancienne élève de Castelnaud. Même de loin, Joséphine Baker veille au grain. Le 26 mars 1962, elle écrit aux instituteurs pour s’indigner des « canifs, couteaux et vin que les écoliers de la région peuvent apporter en classe, car ce sont des raisons qui créent une ambiance qui peut conduire aux Blousons noirs”, et [elle s]’y oppose absolument »

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Une mère de famille à cheval sur les principes

Ses fils ne sont pas des saints, loin de là. Le plus facétieux de la bande, c’est Moïse, « Moshe » pour ses frangins, jamais à court de bêtises. « Par exemple, enfermer des touristes dans le musée de cire, emprunter la voie ferrée à vélo ou échanger sa kippa contre ma chéchia dans le dos de maman, à l’occasion d’une conférence sur le Proche-Orient, face à un parterre de journalistes hilares », énumère Brahim, auteur du livre Joséphine Baker, l’universelle (éditions du Rocher, 234 pages, 18,90 euros), qu’il signe Brian Bouillon-Baker, en souvenir de cette mère, qui, incapable de prononcer correctement son prénom, l’appelait « Brian ». Ou même de voler de l’argent dans le coffre-fort des Milandes, avant d’en rétrocéder une partie à ses frères. Pour la peine, ils devront défiler un après-midi entier dans le village avec un panneau « Voleur » autour du cou. Aucun d’eux, bien sûr, n’a voulu dénoncer le chef de meute. « Cette solidarité entre nous réjouissait maman, observe Brahim. Je l’ai entendue dire que c’était rageant, mais qu’elle était fière de nous voir unis. »

 

 

 

 

 

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Par Anne Vidalie (Castelnaud-la-Chapelle

(Dordogne), envoyée spéciale)

 

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

 

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