Dr Denis Mukwege : « Je me sens petit face au courage des femmes »

Engagé depuis la fin des années 1990 contre les violences sexuelles faites aux femmes, le prix Nobel de la paix revient sur les racines de ce combat dans un livre, « La Force des femmes », à la fois autobiographie et hommage appuyé à celles qu’il considère comme des « héroïnes ».

Le Monde – Entretien. C’est un géant qui nous confie faire de son mieux pour « être à la hauteur de la puissance des femmes ». Ces femmes résilientes, malgré la déflagration causée par les viols de guerre, l’inspirent et lui donnent le courage de poursuivre sa vocation. « L’homme qui répare les femmes », en plus de son activité de gynécologue-chirurgien, sillonne inlassablement la planète pour faire entendre la souffrance de ses patientes, pour mettre des mots sur leurs maux.

Dans un livre passionnant, La Force des femmes (Gallimard, 398 p., 20 €), le médecin originaire de République démocratique du Congo dépasse le genre autobiographique pour faire de la femme l’héroïne du récit. L’ouvrage dresse aussi un état des lieux particulièrement fourni des violences faites aux femmes à travers la planète. Un bilan en demi-teinte, où les avancées incontestables côtoient bien trop souvent les pires atrocités perpétrées contre le genre féminin.

 

Tout au long de votre livre, vous rendez hommage à la « force des femmes ». Pourtant, dans votre pratique médicale quotidienne, vous êtes sans cesse confronté à la vulnérabilité de leur corps. N’est-ce pas paradoxal ?

 

En effet, et c’est d’ailleurs ce paradoxe qui m’a conduit à écrire ce livre. Les femmes qui viennent me voir sont dans une vulnérabilité extrême. Elles ont non seulement été humiliées et ont perdu leur dignité, mais elles se trouvent en plus rejetées par leur communauté. Bien souvent, elles n’ont même pas connu leur enfance, ayant été violées très jeunes. Parvenues à l’âge adulte, elles ne connaîtront jamais leur féminité en raison des dommages causés par leurs agresseurs. On peut donc se demander ce qu’il reste à ces femmes qui n’ont presque plus rien de femmes.

Pourtant, grâce à la prise en charge « holistique » que nous leur proposons à l’hôpital de Panzi – qui concerne à la fois l’aspect médical, psychologique, socio-économique et légal –, ces femmes parviennent à faire de leur peur et de leur souffrance, une force extraordinaire, qui leur permet de devenir elles-mêmes leaders dans la communauté. Elles ont cette capacité de transformer leur vulnérabilité en pouvoir.

A contrario, vous pointez souvent la faiblesse des hommes. N’est-ce pas un peu binaire ?

 

On ne peut pas parler des violences sexuelles sans parler des hommes. Ces derniers sont traditionnellement présentés comme incarnant la force, la masculinité, l’absence d’émotions. Néanmoins, en discutant avec un homme qui s’était rendu coupable de nombreux viols de guerre, j’ai réalisé qu’il était lui-même en état de stress post-traumatique. C’est comme si les choses s’inversaient : la femme violée, associée à la fragilité, transforme sa peine en pouvoir, alors que l’homme que l’on croyait fort devient plus instable que ses victimes.

« Ces femmes parviennent à faire de leur souffrance une force extraordinaire »

 

Lorsque, au Congo oriental ou ailleurs, des hommes mettent la main sur des garçons pour en faire des enfants-soldats, ils leur font un lavage de cerveau en leur affirmant qu’avec les armes, ils pourront obtenir tout ce qu’ils veulent. Ce qui est vrai : un homme armé peut mettre cent personnes à genoux. Mais ces actes les détruisent. Ils deviennent alors des adultes traumatisés, encore plus vulnérables que leurs propres victimes.

 

Comment est née votre vocation ?

 

Ma mère a joué un rôle décisif. A ma naissance, j’ai failli mourir. Elle a mené un véritable parcours du combattant pour sauver ma vie. Elle est celle qui a fait que je suis ce que je suis. Mon père était pasteur. Quand j’avais 8 ans, je l’ai accompagné au chevet d’une famille dont le bébé était gravement malade. Après avoir prié avec eux, nous sommes partis sans que mon père ne donne de médicaments au nourrisson, car, m’a-t-il expliqué, son métier était de prier, non d’être muganga (médecin). Indigné, je lui ai répondu : « Je veux devenir muganga ».

Cependant, jeune étudiant, je me suis détourné de ma vocation. Ma mère a alors su me remettre sur ce chemin et j’ai commencé mes études de médecine en pensant d’abord devenir pédiatre. Mais quand j’ai réalisé à quel point la mortalité maternelle était élevée, j’ai décidé de m’occuper des femmes.

 

Selon vous, quelles sont les racines profondes de cette « culture de violence envers les femmes » que vous dénoncez ?

 

Il faut d’abord préciser que cette culture se retrouve partout. Sur tous les continents, j’ai rencontré des femmes victimes de violence sexuelle. Nous sommes dans un système patriarcal où l’inégalité hommes-femmes est acceptée comme modèle de gestion de la société.

« Si toutes les personnes qui peuvent influencer la société s’impliquent, on peut arriver à un changement remarquable de la société »

 

Cette inégalité, nous l’apprenons dès le plus jeune âge. Le garçon est éduqué à être fort, à dominer, à écraser. Dans beaucoup de cultures, la femme qui se marie doit prendre le nom de son époux, donc s’effacer, renoncer à son identité. Lorsque les femmes quittent la tutelle de leurs parents, elles passent sous celle du mari. Ce modèle d’inégalité des genres crée un rapport de domination où les femmes sont considérées comme inférieures, voire trop souvent comme un objet que les hommes peuvent utiliser à leur guise.

 

Les femmes n’ont-elles pas une part de responsabilité dans le fait que ce modèle perdure ?

 

Il est vrai que les femmes mettent souvent leurs garçons sur un piédestal. En Inde ou en Chine, quand une femme a avorté à plusieurs reprises parce qu’elle attendait une fille, imaginez comment elle se comportera lorsqu’enfin, elle aura un garçon ! Les femmes participent à ce déséquilibre, c’est un fait. C’est pourquoi j’insiste sur l’éducation. Si nous voulons faire évoluer les choses, nous devons les changer du berceau à l’âge adulte. Les enfants nous observent ; si un enfant voit sa mère maltraitée par son père, il y a toutes les chances qu’il en fasse de même à l’âge adulte.

 

Vous avez passé votre vie à réparer les corps abîmés des femmes. Vous auriez pu vous en tenir à cette lourde tâche. Qu’est-ce qui vous a incité à devenir ce « féministe militant » qui sillonne la planète pour défendre les droits des femmes ?

 

La réponse est simple. Quand vous traitez des atrocités telles que celles-là pendant dix ans, que vous prenez d’abord en charge la mère, puis sa fille – née du viol de la première –, puis sa petite-fille conçue dans le même contexte, j’ai réalisé que ce serait sans fin. Il fallait se battre contre les causes plutôt que contre les conséquences. Il s’agit avant tout de lutter contre l’impunité et l’inégalité des genres, car ce sont les deux facteurs qui pérennisent les violences faites aux femmes.

 

Ces dernières années ont été marquées par une libération de la parole et une prise de conscience des efforts à mener pour parvenir à l’égalité femmes-hommes. Pourtant, dans le monde, le viol collectif est toujours utilisé comme arme de guerre, et les progrès à faire encore énormes. Gardez-vous l’espoir d’un réel changement à court terme ?

 

 

Quand je vois l’évolution sur vingt ans, et de quelle manière la question des viols et de l’égalité hommes-femmes est maintenant discutée, je continue à garder espoir. Mais si les changements sont possibles, ils ne viendront pas seulement du bas de la société ; il doit également y avoir un engagement des leaders politiques, communautaires, religieux. Si toutes les personnes qui peuvent influencer la société s’impliquent dans la question des violences sexuelles, dans la lutte contre l’impunité, le soutien à l’égalité hommes-femmes, on peut arriver à un changement remarquable de la société.

 

Vous écrivez que « la seule réponse face au déferlement de haine et de dépravation au Congo oriental est plus d’amour ». Qu’est-ce à dire ?

 

Je crois que lorsque quelqu’un se permet de commettre un acte aussi grave que celui de violer une autre personne, il lui ôte son humanité. Si en plus, il introduit une baïonnette ou tire à l’arme à feu dans son appareil génital, cela signifie qu’il y a une absence totale d’empathie et de compassion. L’amour, c’est voir l’autre, l’aimer, avoir envie de le protéger. S’il n’y a pas cet amour, on ne peut développer ni empathie ni compassion.

 

Tout au long du livre, vous insistez également sur l’importance des mots.

 

Comme chirurgien, je suis plus manuel que porté sur le langage ; devant une situation pathologique, je coupe, je couds, je redresse. Mais lorsque vous constatez que ce que vous faites par vos actes manuels ne suffit pas pour répondre aux cris de souffrance des victimes, vous cherchez des mots. De plus, quand une femme est atteinte d’une blessure génitale, elle ne sait bien souvent pas dire ce qu’elle a. Lorsque vous la questionnez, elle pleure et n’a pas les mots.

Les femmes qui viennent se faire soigner chez nous nous témoignent une confiance énorme. Elles veulent aussi que nous mettions des mots sur leur souffrance. Je l’ai vu au Congo, en Corée du Sud, et même en Europe : toutes les femmes qui ont été violées disent qu’elles ont été tuées. C’est à nous de trouver les mots pour que les gens comprennent que ce n’était pas « juste » un viol : pour elles, c’est une mise à mort. La victime se trouve dissociée, facturée intérieurement. Le corps charnel est certes là, mais elle sent qu’elle n’est plus vivante. Son âme est autre part.

 

Vous avez été à plusieurs reprises victime de tentatives d’assassinat. Pourquoi votre combat dérange-t-il à ce point ?

 

Ces crimes ne peuvent pas s’arrêter si la justice ne s’exerce pas, c’est pourquoi je lutte contre l’impunité de ceux qui commettent. Evidemment, cela dérange les criminels et leurs complices, ainsi que toutes les personnes qui sentent leurs intérêts menacés. Derrière ces actes odieux se profile en effet l’exploitation illégale des minerais du Congo. Cette dernière bénéficie à des multinationales et à leurs intermédiaires, aux industries électroniques.

 

Qu’est-ce qui vous donne la force de continuer ?

 

Ce qui me fait tenir, c’est justement le courage des femmes. En 2012, j’ai fui après une tentative d’assassinat. Je me suis dit « trop, c’est trop ». Je ne voulais pas être un héros mort mais un homme vivant, et je suis parti aux Etats-Unis. Un groupe de femmes de mon pays a alors écrit au secrétaire général des Nations Unies et au président de la République. Sans réponse, elles ont décidé de vendre des fruits et légumes pour ramener leur docteur. Pourtant, ces femmes ne gagnent pas un dollar par jour. Mais chaque vendredi, elles déposaient cinquante dollars pour que je puisse revenir. Elles se sont portées volontaires pour assurer ma sécurité.

« Ce qui me fait tenir, c’est justement le courage des femmes »

 

Alors que je me pensais invulnérable, ces événements m’ont montré que je l’étais bel et bien. Tout comme ma mère a su me faire revenir à mes études de médecine, ces femmes ont su me faire rentrer au Congo. Elles ont été plus fortes que moi. Je n’ai pas pu résister. La résilience des femmes dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Elles auraient pu vivre dans la haine, détester les hommes, mais pourtant elles continuent à se battre pour les autres, pour que leurs enfants puissent aller à l’école. Je me sens petit face au courage des femmes. Ma force motrice, ce sont elles.

 

Vous êtes fils de pasteur et vous-même pasteur. Quel rôle joue concrètement la religion dans votre vie ?

 

Je crois en Dieu, mais je ne me considère pas comme religieux. Je crois au libre arbitre. Je crois qu’on peut construire un monde juste, un monde sans violence, un monde égalitaire. La phrase qui me nourrit, c’est celle de Jésus : « Aime ton prochain comme toi-même ». J’ai grandi avec cette façon de vivre l’amour de l’autre, du prochain. Qu’on l’appelle religion ou bien philosophie, mode de vie, tout ce qu’on veut, cela influence largement toute ma conduite.

Vous êtes pourtant confronté quotidiennement au fait que « l’homme est un loup pour l’homme ». Comment parvenez-vous à garder la foi ?

 

 

Le Dieu auquel je crois me donne le libre choix. Je ne pense pas une seule seconde que Dieu soit responsable de ce qui est mal autour de nous. Nous avons la responsabilité de faire le bien. C’est un choix. Je pense que l’homme est bon de nature, mais que son environnement influence ce qu’il va devenir. Regardez les enfants jouer ensemble : ils ignorent la couleur de la peau, l’origine sociale, une bonté extraordinaire émane d’eux. Néanmoins, si on les maltraite, ils vont développer un comportement anormal ou agressif. Je ne cherche pas à culpabiliser qui que ce soit. Il appartient à chacun de faire son autocritique.

En tant que croyant, vous arrive-t-il d’être gêné par le discours souvent patriarcal porté par les religions, notamment monothéistes ?

 

Absolument. C’est pourquoi je dis que je ne suis pas religieux : les traditions religieuses créent parfois des règles qui sont plutôt dictées par leur environnement ou par le contexte. Pour moi, la grande règle, c’est celle qui met l’être humain au centre, donc l’amour. Si nous mettons l’amour au centre, tout s’éclaire, il n’est plus nécessaire d’établir des règles.

 

Comme médecin, vous soignez le corps, comme pasteur l’âme ou l’esprit. Est-ce une volonté de prendre en charge la souffrance dans toutes ses dimensions ?

 

Effectivement, car le corps a une influence sur l’âme et l’esprit. Beaucoup de pensées négatives viennent tout simplement d’une souffrance physique – la faim, le froid, la maltraitance. En tant que médecin, je me bats pour que la dimension corporelle d’un individu n’ait pas un impact négatif sur son âme et son esprit.

 

Très souvent, votre livre a une tonalité politique – vous dénoncez à maintes reprises la corruption en République démocratique du Congo. Pourriez-vous vous lancer dans la vie politique ?

 

Je crois que si dénoncer, c’est avoir un discours politique, alors je fais déjà de la politique. J’assume pleinement mon rôle de citoyen en participant à la gestion de la cité. Celui qui garde le silence devant des crimes, la corruption, la maltraitance des femmes et des enfants, se rend complice. Si chaque citoyen dénonçait ces crimes, il n’y aurait pas de chefs corrompus. Comme citoyen, j’ai déjà un mandat.

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« La Force des femmes », Denis Mukwege, Gallimard, 398 p., 20 €

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

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