Un apéro avec Ami Yerewolo : « Mon père voulait me voir jouer à la poupée et rattacher mon pagne »

Depuis un studio de Bamako, entre deux gorgées de jus d’ananas, la rappeuse malienne raconte comment elle a dû s’affranchir de la culture patriarcale familiale et lutter contre le sexisme pour prendre le micro.

Le Monde – On croyait pénétrer la tanière d’une lionne du rap. Celle qui montre ses crocs en or dans des clips ravageurs, ne quitte jamais ses lunettes fumées, sa gouaille et ses poses intimidantes. Ami Yerewolo, 29 ans, la nouvelle coqueluche du hip-hop malien, nous a proposé d’écluser quelques verres dans son antre, mais c’est sur Aminata Danioko que nous sommes tombés. La femme derrière la bête de scène qui remplit les gradins du palais de la culture de Bamako – première rappeuse à réaliser cet exploit –, matrone d’un nouveau rap indépendant et féministe, même si elle s’en défend. « Ami, c’est mon double. Elle s’en fout de tout, casse les barrières, dit ce qu’elle pense, mais moi, femme de tous les jours, j’ai peur d’offenser les gens. » Voix labile, découpée dans un velours de timidité, loin de ses rugissements scéniques. Elle décapsule un jus d’ananas – « Vous en voulez ? ».

Le syndrome du dédoublement de l’artiste, assez classique s’il ne procédait pas ici d’une réaction à un environnement patriarcal et à une famille traditionnelle, freins à tout élan créatif. « Mon père, ses frères et sœurs, ne voulaient pas que je fasse de la musique. Ce n’est pas dans la culture de notre ethnie, dit-elle. Il fallait que je me conforme, me marie, fasse des enfants. » Impensable pour celle qui préférait gambader en brousse, jouer aux billes et au foot avec les garçons. « J’étais tout sauf une jeune fille normale. Plutôt un garçon manqué. Cela dérangeait beaucoup mon père. Il voulait me voir jouer à la poupée et rattacher mon pagne », lance-t-elle, enfoncée dans le moelleux fauteuil d’un studio d’enregistrement à Bamako.

« Tu peux me faire ce que tu veux, mais dans la musique, je suis libre »

 

L’art de la provoc’, elle l’apprend en même temps que celui du rap. Gamine, dans la cour de sa maison, elle fait rire les enfants en scandant des moqueries à l’égard d’oncles grondeurs, tout en jouant sur des djembés de sa fabrication. « Je ne connaissais pas le rap, mais ces petits textes, c’était une façon instinctive de dénoncer les injustices, de dire à mes proches : tu peux me faire ce que tu veux, mais dans la musique, je suis libre. » Ça ne pouvait pas durer. Une fillette turbulente et trop curieuse ne tient pas longtemps dans une vie de village. A 17 ans, bac en poche, elle quitte sa bourgade de Mahina, à l’ouest du Mali, pour la capitale.

Ecrire pour tromper l’ennui

 

Le poids de la grande famille africaine écarté, elle plonge la tête dans les cahiers « vingt-quatre heures sur vingt-quatre ». Premier échec au numerus clausus de médecine malgré de bonnes notes. « Le travail n’assure pas toujours la réussite. » Elle commence à potasser la finance en cours du soir. Pendant les matinées libres, elle écrit par ennui, s’approche des micros. Un jour, elle est remarquée par des rappeurs. Sur scène, les genoux tremblent, mais la vocation monte comme une sève. « Je ne saisissais pas pourquoi les rappeuses maliennes disparaissaient du circuit après deux ans, sans faire d’album… j’ai vite compris. »

« Parce que je suis une femme, je mérite tout : les insultes, la discrimination, l’indifférence »

 

Les promoteurs de concerts et les producteurs ont tendance à taper dans le dos avec des sourires de squale, à donner du « petite sœur » en accolade, mais « ce sont de gros machos hypocrites préférant prendre des garçons qui rappent moins bien, balance-t-elle, jouant avec les trois immenses bagues à sa main : un lion noir, un lion d’argent et une tête de mort. On me juge sans m’écouter. Parce que je suis une femme, je mérite tout : les insultes, la discrimination, l’indifférence. »

Sa voix se fait rauque, Aminata s’efface, on parle avec Ami. « Les hommes ont honte d’admettre qu’une femme est meilleure qu’eux. Ils fusionnent pour qu’aucune ne prenne le pouvoir. Alors soit tu me donnes ma part, soit je te l’arrache. » En 2014, elle sort un disque, une première pour une rappeuse au Mali. Un album autoproduit qu’elle titre Naissance, pensant surgir du ventre du rap pour enfoncer le plafond de verre. Mais « ni les clips ni les conférences de presse n’ont suffi à convaincre les mecs de l’industrie », lâche-t-elle, amère.

 

Sauf un, Zack, producteur malien qui lui ouvre les portes de son studio. C’est chez lui que se déroule l’entretien, à l’occasion d’un barbecue entre amis où l’on croise les brochettes de bœuf en guise de salut, comme des mousquetaires. Quand Ami voit le gâteau d’anniversaire de sa copine Awa arriver, elle cesse les poses et Aminata réapparaît aux côtés de ses proches, réunis sous un lourd manguier dans la cour de cette maison bamakoise couleur crème. Un pour tous, tous pour un. « Heureusement que je les ai, glisse-t-elle. Sinon, je n’aurais jamais tenu dix ans de carrière. »

 

Un continent de sonorités

Elle secoue ses tresses, réajuste son chapeau de feutre et se ressert un jus d’ananas. Tout s’est accéléré au festival suisse Show Me, en 2020, lorsque le producteur camerounais Blick Bassy l’a remarquée. Envoûté par cette frondeuse indomptable, il lui ménage une place dans sa maison de disques Othantiq AA. « Il m’a libérée de mon style rap mandingue en m’envoyant des sonorités sur lesquelles je n’avais jamais posé ma voix. »

 

« J’utilise un vocabulaire traditionnel pour ensuite casser les codes et les adapter à ma génération »

 

Sa copine Awa monte le volume de la chaîne hi-fi et son troisième album AY (sorti le 30 avril), produit de cette collaboration, fait trembler les baffles. Le tube Je gère s’émancipe, roulé par les trompettes, martelé par le tama, petit tambour d’aisselle venu d’Afrique de l’Ouest. Les titres s’enchaînent entre notes de xylophone et flûte bondissante, allégeant une basse sévère, taillée pour les enceintes des clubs ou les sound systems de bolides. L’album flirte avec l’afro électro, la trap nigériane, la chanson malienne, le kuduro angolais, le dancehall zimbabwéen ou le gqom sud-africain. Un continent de sonorités manié en une seule langue : le bambara.

Ami Yerewolo dans le studio où elle a enregistré toutes les voix de son dernier album « AY », dans le quartier Korofina, à Bamako, au Mali, le 14 mai 2021.

Ami Yerewolo dans le studio où elle a enregistré toutes les voix de son dernier album « AY », dans le quartier Korofina, à Bamako, au Mali, le 14 mai 2021.

 

« C’est ma langue maternelle, celle avec laquelle je m’exprime le mieux, dans laquelle je peux être la plus fine, dit-elle dans un français impeccable. La langue, c’est une identité que je ne veux pas perdre. L’accent, le ton, la voix fonctionnent mieux avec le bambara. » Sans doute l’influence de ses modèles, Oumou Sangaré et Salif Keïta, dont les carrières internationales ont été bâties en langue nationale. Quand Ami crache ses strophes, Aminata, elle, n’écoute presque pas de rap, préfère les canons de la musique malienne. « J’utilise un vocabulaire traditionnel pour ensuite casser les codes et les adapter à ma génération. Celle qui n’a pas de limites, s’en fout du sexe, de l’origine, veut être free, mélange la mondialisation et les coutumes, s’exalte-t-elle. Une génération révoltée, mais qui a perdu beaucoup de repères. »

 

Tordre le carcan

 

Quand on qualifie sa musique de politique, elle corrige. « Je préfère parler de faits de société. Je m’adresse aux parents qui ont abandonné l’éducation de leurs enfants. » Les coups d’Etat, la guerre au Mali ? Elle blâme « les politiciens qui sèment la zizanie, alors que les Maliens ont toujours su vivre ensemble ». Elle hésite, puis concède : « Tout est politique, donc mon rap l’est aussi. Les gars qui me ferment la porte, l’oppression des femmes, c’est aussi politique. »

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Source : M le MagazineLe Monde

 

 

 

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