Afghanistan : comment le Qatar s’est replacé au centre du jeu diplomatique

Depuis la chute de Kaboul, l’émirat est un passage obligé pour les contacts avec les talibans et les négociations sur les évacuations d’Afghans menacés.

Le Monde  – Dans l’affaire afghane, le Qatar est omniprésent. Le micro-Etat, situé à 2 000 kilomètres de Kaboul, joue un rôle-clé, aussi bien dans le processus d’évacuation des personnes menacées par le retour au pouvoir des talibans que dans les prémices de contact avec les nouveaux maîtres de Kaboul et les efforts pour contenir la crise humanitaire menaçant de submerger le pays.

C’est au Qatar que le groupe de Franco-Afghans qui ont réussi, vendredi 10 septembre, à s’envoler de Kaboul, doit sa liberté retrouvée. La monarchie du golfe Arabo-Persique a permis la réouverture de l’aéroport, en réhabilitant, en un temps record, le terminal passagers saccagé à la fin août, dans la ruée sur le tarmac déclenchée par l’entrée des fondamentalistes pachtouns dans Kaboul. Et c’est à bord d’un Boeing de Qatar Airways, la compagnie de l’opulente principauté gazière, que les binationaux et des membres de leurs familles – 49 personnes sur un total de 158 passagers – ont atterri à Doha, avant de réembarquer dans un avion à destination de Paris.

 

Mis au ban du Golfe il y a quatre ans, pour son refus de se conformer à la ligne anti-Iran et anti-islam politique des Saoudiens et des Emiratis, menacé à cette époque de perdre ses entrées à la Maison Blanche, où l’on dénonçait ses accointances avec les « barbus », l’émirat s’est spectaculairement replacé au centre du jeu diplomatique. Il tire les dividendes de son patient travail de médiation dans la crise afghane, qui a culminé avec l’accord sur le retrait américain, signé avec les talibans, en février 2020, à Doha. Pour tous les pays désireux de peser dans ce dossier, Doha est devenu le point de passage obligé.

En témoigne le défilé, depuis le début du mois, dans la capitale qatarie, des principaux ministres des affaires étrangères occidentaux. Dernier venu après ses homologues américain, britannique, allemand, néerlandais et italien, Jean-Yves Le Drian, le chef de la diplomatie française, a salué, lundi 13 septembre, la « mobilisation exceptionnelle » de la monarchie.

« Partenariat solide »

Sur les 124 000 Afghans et étrangers qui se sont envolés de Kaboul depuis la chute, à la mi-août, du régime du président Ashraf Ghani – une conséquence du départ des soldats américains –, la moitié ont transité par le sol qatari. Tous ont été testés pour le Covid-19, logés, nourris et, pour certains, soignés aux frais de Doha.

Si d’autres pays ont facilité ce gigantesque pont aérien, comme les Emirats arabes unis (EAU), le voisin et rival du Qatar qui a ouvert ses frontières à 40 000 évacués, aucun n’a consenti les efforts de Doha. Pour désengorger les hangars d’Al-Udeid, l’énorme base américaine, en plein désert qatari, où les déplacés d’Afghanistan ont été initialement installés, l’émirat a réquisitionné des hôtels ainsi que des complexes, construits pour la Coupe du monde de football 2022. L’ambassadeur qatari à Kaboul a personnellement escorté des ressortissants américains jusqu’à l’aéroport.

En signe de remerciement, le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, a fait le voyage de Doha, en compagnie de son homologue de la défense, Lloyd Austin. « Les hommes, les femmes et les enfants qui sont passés par ici n’oublieront pas ce que [le Qatar] a fait, en ce moment si périlleux de leur vie, et nous non plus », a proclamé Blinken, sur un ton solennel, avant de garantir que « le partenariat entre le Qatar et les Etats-Unis n’a jamais été aussi solide ».

 

Dans le dédale afghan, ce sont pourtant les Saoudiens qui ont initialement servi de poisson-pilote aux Americains. Le royaume des deux mosquées sacrées, le seul pays avec le Pakistan et les EAU à avoir reconnu le premier régime taliban (1996-2001), avait ouvert, à la fin des années 2000, un dialogue avec les radicaux afghans, alors en pleine insurrection contre le gouvernement de Kaboul, soutenu par l’OTAN. L’idée que cette guerre était ingagnable commençait à gagner du terrain. Mais les pressions exercées par les Saoudiens sur les insurgés ont fait capoter les discussions, incitant Washington à solliciter un acteur plus neutre, le Qatar.

C’est là qu’en 2013 les talibans ouvrent un bureau de représentation. L’endroit devient un sujet de polémiques à répétition avec le régime d’Hamid Karzaï, le président afghan, furieux que ses adversaires gagnent en visibilité. Les premières négociations entre les Etats-Unis et les talibans débutent en décembre 2018, à Abou Dhabi, capitale des EAU, avant d’être transférées à Doha, à la demande des islamistes afghans.

Atout politique

Ce développement coïncide avec la libération du mollah Abdul Ghani Baradar, un fondateur du mouvement taliban, détenu jusque-là au Pakistan. L’homme prend ses quartiers à Doha, goûte au cosmopolitisme et au modernisme qatari, devient l’interlocuteur privilégié des Américains et se forge peu à peu une réputation de – relative – modération.

« Les talibans ont été influencés par les contacts qu’ils ont noués avec le reste du monde depuis Doha, soutient Sultan Barakat, chercheur au Center for Conflict and Humanitarian Studies installé dans l’émirat. Le fait que le Qatar n’ait aucun intérêt en Afghanistan, contrairement à l’Arabie saoudite et au Pakistan, qu’il n’ait pas cherché à influencer les négociations, a créé un espace favorable aux discussions. »

 

L’urgence de rompre le « blocus » diplomatique et économique imposé à Doha par ses voisins du Golfe, à partir de 2017, a aussi contribué au succès des tractations. « Le Qatar a cherché le moyen de s’attirer les faveurs des Américains. Il a décidé que le chemin de Washington passerait par l’Afghanistan et non par Tel-Aviv, comme ç’a été le cas pour les Emirats arabes unis », expose Sultan Barakat, en référence à l’accord de normalisation conclu entre les EAU et Israël en 2020, qui a dopé la cote d’Abou Dhabi outre-Atlantique.

Longtemps décrié, le canal de communication du Qatar avec les talibans est aujourd’hui valorisé. Sa capacité à parler aussi bien aux mouvements islamistes qu’aux chancelleries occidentales, une spécialité fréquemment qualifiée de « double jeu » par ses détracteurs, commence à être vue comme un atout politique. Preuve en est la décision de plusieurs pays, comme les Etats-unis, le Royaume-Uni, le Japon et l’Italie, de relocaliser à Doha leur ambassade en Afghanistan, désormais fermée.

Pouvoir d’influence à relativiser

Il serait hasardeux pourtant de penser que les Qataris ont l’oreille des talibans. L’annonce, la semaine dernière, d’un gouvernement monocolore, qui fait la part belle à l’aile dure du mouvement, a surpris à Doha, où l’on s’attendait à un exécutif plus inclusif, comprenant des figures de l’ancien régime. Le passage à tabac de plusieurs journalistes, « coupables » d’avoir couvert des manifestations de protestation de femmes, oblige aussi à relativiser le pouvoir d’influence prêté à l’émirat. Entre la direction en exil du mouvement taliban, sensible aux questions d’image, incarnée par le mollah Baradar, qui n’a obtenu dans le gouvernement qu’un poste de vice-premier ministre, et l’aile militaire, entrée en force dans le cabinet, qui ne voit pas l’utilité des concessions, l’écart sera difficile à combler.

« Le Qatar s’expose à un retour de bâton si la réalité n’est pas à la hauteur de ses promesses, argue Bader Al-Saif, un analyste politique koweïtien. Il n’a pas intérêt à jouer le chaperon des talibans, comme certains pays occidentaux l’y incitent. Son influence sur ce mouvement est bien moindre que celle du Pakistan. » Les dirigeants de Doha semblent pour l’instant conscients de ce risque. Lundi, de retour de Kaboul, où il a rencontré les principaux dirigeants afghans, le ministre des affaires étrangères de la monarchie, Mohammed Ben Abderrahmane Al Thani, a jugé toute reconnaissance du nouveau pouvoir afghan prématurée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source : Le Monde 

 

 

 

 

 

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