« L’Europe vient-elle de vivre son “moment Suez” à Kaboul ? »

Traumatisées par l’impuissance de leurs militaires au cours de la débâcle de Kaboul, l’Allemagne et la Grande-Bretagne dénoncent, tardivement, l’unilatéralisme américain, analyse dans sa chronique Sylie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».

Coïncidence ou coup de pied de l’âne ? Il est tentant d’imaginer un mouvement d’humeur de l’Union européenne derrière la décision, annoncée en marge du désastreux retrait américain de Kaboul, de rétablir des restrictions sanitaires à l’accès des ressortissants des Etats-Unis dans l’espace européen, puisque les voyageurs européens ne sont toujours pas les bienvenus, eux, sur le territoire américain. L’Afghanistan a sonné le glas de la lune de miel entre l’administration Biden et ses alliés d’outre-Atlantique, contraints de partager l’humiliation de la débâcle sans avoir eu leur mot à dire. L’heure n’est plus aux cadeaux mais à la réciprocité.

Cette fois-ci, ce ne sont pas les Français qui ruent dans les brancards – leur retenue est même saluée en coulisses à Berlin, où, en revanche, l’amertume explose. Paris s’est abstenu d’entonner le refrain « on vous avait prévenus » auprès de ses partenaires européens et le président Macron a réussi à s’imposer un délai de décence de deux semaines après la chute de Kaboul avant de trahir d’une phrase – « L’Europe de la défense, l’autonomie stratégique, c’est maintenant » – son impatience, dans Le Journal du dimanche du 29 août.

Ce sont les deux alliés les plus proches et les plus accommodants des Etats-Unis, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, qui réagissent le plus violemment, et tardivement, à l’unilatéralisme américain. La Bundeswehr, qui avait encore un millier de soldats en Afghanistan au printemps, est sous le choc d’avoir dû mettre fin à vingt ans d’opérations dans des conditions si ignominieuses, sans avoir les moyens d’évacuer les collaborateurs locaux des nombreuses ONG allemandes. « C’est un traumatisme, explique Claudia Major, chercheuse à l’Institut allemand de politique internationale et de sécurité. L’Afghanistan a façonné une génération de militaires allemands : les généraux aux commandes aujourd’hui sont tous passés par là. C’était leur première grande mission de solidarité. »

Dans un pays viscéralement critique de son armée, ces deux semaines d’évacuation mouvementées ont changé, pour le meilleur, le regard sur la Bundeswehr, malgré les ratés des premiers jours. La longue accolade, spontanée et émouvante, de la ministre de la défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, et du général Jens Arlt, chef du contingent allemand, le fusil d’assaut encore accroché sur la poitrine, à son retour sur la base de Wunstorf, c’était du jamais-vu. En pleine campagne électorale, les candidats se sont emparés du sujet, rivalisant de critiques sur la gestion du retrait par les Etats-Unis et l’insuffisance des moyens européens. « Nous devons renforcer l’Europe de telle sorte que nous n’aurons jamais plus à laisser faire les Américains », s’est écrié le candidat de la CDU et dauphin d’Angela Merkel, Armin Laschet. On se pinçait.

 

Fureur à Londres

 

A Londres, la fureur a été plus grande encore parce qu’à la débâcle américaine s’est ajoutée celle du Brexit. La légendaire « relation spéciale » avec Washington, censée compenser la coopération avec l’UE répudiée, n’a pas résisté au retour des talibans. Le débat a pris un tour existentiel, livrant la Chambre des communes à la frustration de députés conservateurs subitement conscients de la précarité de l’alliance avec l’ami américain, malgré les centaines de Britanniques tombés à ses côtés en Irak et en Afghanistan.

Le traumatisme, Paris l’avait déjà subi en 2013, lorsque Barack Obama a renoncé à faire respecter sa propre ligne rouge en Syrie sur les attaques à l’arme chimique, plantant là les Français prêts à lancer des frappes contre le régime d’Assad. Ayant retiré ses troupes d’Afghanistan en 2014, la France a été moins concernée que d’autres partenaires de l’OTAN par le défaut de concertation sur le retrait final. Mais, discrètement, on ne peut s’empêcher de relever à Paris que « les mêmes pays qui, en novembre 2019, critiquaient le président Macron pour ses propos sur la mort cérébrale de l’OTAN tiennent aujourd’hui le même raisonnement » : il y a donc bien quelque chose qui ne va pas dans l’alliance et qu’il faudra réparer. « Il va falloir réévaluer la hiérarchie des risques, en particulier le risque terroriste, avec les Américains », observe un diplomate européen.

 

« Equilibre de la puissance »

 

L’Europe vient-elle de vivre son moment Suez à Kaboul ? Peut-elle réagir comme la France, qui, en 1956, avait déduit du lâchage américain qu’elle devait construire son autonomie, ou bien le naturel reviendra-t-il au galop une fois l’outrage avalé ? Claudia Major est sceptique : « C’est un moment fondamental pour l’Allemagne, dit-elle, mais un moment de bascule ? A ce stade, j’en doute. Une hirondelle ne fait pas le printemps. » La probabilité d’une coalition gouvernementale tripartite après les élections du 26 septembre et les compromis qu’elle implique ne sont pas propices à des décisions courageuses sur la défense, souligne-t-elle.

Les prochains mois et semaines, l’évolution de la situation en Afghanistan et les échanges à venir entre partenaires de l’OTAN permettront de voir quelles leçons les Européens sont prêts à tirer de cette crise profonde. Stephen Walt, professeur à Harvard, réputé pour sa vision réaliste des relations internationales, est d’une cruelle lucidité dans la revue Foreign Policy : « mystifié » par « l’angoisse des Européens, qui frise parfois l’hystérie », et irrité par leurs leçons sur la « responsabilité morale » quand leur premier réflexe est de se protéger contre l’afflux de réfugiés, il leur rappelle que la motivation profonde des Etats-Unis, c’est « l’équilibre de la puissance ». C’est pour cela que l’Europe était si importante pour eux face à l’Union soviétique pendant la guerre froide. Aujourd’hui, la puissance est ailleurs et l’Europe n’est plus prioritaire pour Washington. A elle, donc, de se charger de sa sécurité. Et d’ouvrir, enfin, les yeux.

 

 

Sylvie Kauffmann

(éditorialiste)

 

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

 

 

 

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