Le stylo de Prof. Saidou Kane ou le bâton de relais… / Par Mouhamadou Sy dit Pullo Gaynaako

Je n’ai rencontré ni Murtuɗo, ni Prof. Saidou Kane. J’ai reçu donc leur enseignement de façon indirecte. De toute façon, moi qui ai grandi dans l’univers du Pulaar écrit et enseigné, grâce à ma merveilleuse grande soeur et au duɗal, je ne pouvais que recevoir l’influence grande de ces deux maîtres et celle des nombreux autres (comme Abuubakri Muusaa Lam, Yero Dooro Jallo, Ibrahiima Moktaar Saar, Njaay Saydu Aamadu -jom falo dow huɓeere- ekn…) qui faisaient le socle de ces écoles clandestines.

C’est bien dans ces écoles qui, dans l’absence de tous moyens, font des lettrés; dans celles-là qui, face à un mépris total, s’affirment et maintiennent leur rythme; celles qui, dans le reniement, déploient leur créativité fulgurante et explorent les alternatives; c’est dans ces écoles-là que l’on voit l’âme du peuple et sa grandeur se révéler, se débattre et ainsi manifester leur instinct de survie. Après qu’on a expérimenté ce monde, quand on a touché du doigt les enjeux monumentaux qui sont impliqués et qu’on a mesuré l’ampleur de la menace qui y pèse, on se débarrasse alors de la légèreté que d’autres peuvent avoir vis-à-vis de la question des langues. Celle-ci apparait comme la plus urgente des politiques et le plus éminent des projets de société.

J’ai eu cinq merveilleux jours avec Djibril Hamet Ly, un autre grand maître du Pulaar. L’homme de l’alphabétisation qui a été, pour le Pulaar, un facteur primordial de diffusion culturelle et de l’enseignement. J’ai l’habitude de dire que les cinq jours passés avec Djibril, de par leur densité, pourraient s’étaler sur cinquante ans. Djibril fut un maître qui arriva dans ma vie à un moment très opportun pour mon évolution. Il décédera deux mois seulement après notre rencontre. Un évènement d’une douleur incommensurable, un véritable effondrement…

Puis, on se dit que cela aurait pu en être autrement; on n’aurait pu ne pas se rencontrer du tout, comme d’autres qu’on aurait voulu écouter et auxquels on aurait aimé soumettre des questions sans qu’on n’ait pu le faire. Avec Djibril, je l’avais fait amplement. Donc de cette regrettable perte devait se matérialiser une force capable de mener à terme tous les engagements, qui sont désormais devenus des promesses sacrées, pris avec Djibril. Je contactai donc Seydou Nourou NDiaye, un autre grand nom de la lutte des langues, dont Djibril m’avait donné le contact pour faire paraître très vite mon livre de mathématiques supérieures « Binndanɗe Hiisankooje ». En effet, Djibril m’avait fait remarquer des dimensions de cette lutte que la parution du livre devrait toucher et que je n’envisageais pas.

Après la sortie du livre, je me rendis à Dakar, invité par la fondation de l’université Cheikh Anta Diop pour participer à une table ronde sur le développement de l’Afrique. C’était en mars 2016. Une occasion de rencontrer Seydu Nuuru. La rencontre fut émouvante. Impossible de ne pas voir en premier plan le lien humain qui nous a connectés.

Mais la force d’une lutte fait que Djibril, à l’instar des géants, ne meurt que d’une partie. L’autre était plus que jamais présente et vivante, et vive comme l’était le tout. Il était présent à Dakar, comme il l’est partout où le coeur de la lutte des langues continue encore de battre, où les grands esprits de Yero Dooro, de Murtudo, de Saydu Kan et d’autres siègent avec ceux des vivants; où les oeuvres de Bookar Aamadu Bah, d’Abuubakri M. Lam, d’Ibraahiima M. Saar, de Seydu Nuuru -et celles de bien d’autres- trouvent leur sens et portent avec mérite le titre de « révolutionnaire ».

C’est en repartant de Dakar, en avril 2016, que Seydu Nuuru me dit : « Denɗi, j’ai quelque chose de très précieux que je crois te revenir de droit. » Il sortit un turban venant de Djibril et un stylo de Saydu Kan, il me les tendit. Il ajouta: « Il te revient de t’en occuper et d’accomplir ce que leur représentation t’inspirera. » Je compris, qu’en plus des engagements faits avec Djibril, je venais d’en prendre avec un autre grand esprit, avec l’âme du peuple et la lutte des langues.

Donc loin de toute idée de trophée, il s’agit là de symboles à transmettre, que je transmettrai aussi à mon tour.

Voilà un bref aperçu d’une image de notre combat qui est loin de relater les choses en détails; et, comme vous le savez, la force réside dans les détails. Mais à présent j’ose espérer vous avoir fait humer le parfum de notre engagement, vous avoir fourni une perspective sur la profondeur des relations et des symboles qui forgent une détermination; j’espère surtout que vous y trouviez un bout par lequel saisir la nécessité de la lutte.

 

 

 

 

Mouhamadou Sy dit Pullo Gaynaako

Facebook – Le 22 août 2021

 

 

 

 

 

 

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