« Projet Pegasus » : NSO Group au cœur du « soft power » d’Israël

 

Parcourir la liste des cibles du logiciel de surveillance Pegasus, un service fourni par l’entreprise israélienne NSO Group à une dizaine d’Etats du Proche-Orient, d’Afrique, d’Europe et d’Asie, c’est suivre une histoire de la diplomatie israélienne. Ces données, vastes mais encore partielles, partagées par l’organisation Forbidden Stories et Amnesty International avec dix-sept médias, dont Le Monde, accompagnent depuis une décennie l’expansion tous azimuts du « soft power » israélien. Elles en constituent une face sombre, discrète mais assumée.

Fondée en 2009, au moment du retour au pouvoir de l’ancien premier ministre Benyamin Nétanyahou (2009-2021), NSO a bénéficié de l’élargissement des relations diplomatiques d’Israël. Un moment est emblématique : juillet 2017. M. Nétanyahou accueille Narendra Modi à Tel-Aviv. C’est la première fois qu’un chef du gouvernement indien se rend dans le pays en vingt-cinq ans de relations diplomatiques. M. Modi est une prise de choix dans l’effort que mène M. Nétanyahou pour diversifier les alliances d’Israël.

L’ex-premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et le premier ministre indien, Narendra Modi, sur une affiche de campagne du Likoud, le parti de M. Nétanyahou, à Tel Aviv, le 28 juillet 2019.

 

Puissant, ultranationaliste, autoritaire et populiste, l’Indien vient signifier l’ouverture à Israël d’un marché en plein essor, et ne cherche à s’appesantir ni sur l’occupation des territoires palestiniens ni sur la question des droits de l’homme. Peu de temps après que les deux hommes ont posé pour les photographes, les pieds dans l’eau dans la Méditerrannée, l’Inde fait pour la première fois l’essai du logiciel espion Pegasus. Depuis lors, elle n’a cessé d’en user, moins contre de potentiels terroristes que contre des opposants, des journalistes et des défenseurs des droits humains.

Le service fourni par NSO pèse peu face aux contrats d’armement traditionnels qu’Israël et l’Inde négocient en 2017, portant sur des missiles et des systèmes de défense antiaériens, et évalués à 1,7 milliard d’euros. Mais M. Nétanyahou l’affirme, lui qui a cherché dès 2009 à favoriser la recherche et l’enseignement en matière de cybersécurité, et à mieux l’intégrer aux organes de défense : « Le cyber est une menace sérieuse et un business très lucratif. »

Globalement, « sur les 5 à 7 milliards d’euros que représentent annuellement les exportations militaires d’entreprises israéliennes [comme IAI, Elbit et Rafael], le cyber n’occupe qu’une portion modeste : à peine 3 % à 4 % », estime Eitay Mack, juriste et expert des exportations d’armes israéliennes, qui milite pour davantage de transparence dans ce domaine.

Cependant, NSO et ses concurrents occupent un secteur d’avenir dans lequel Israël investit largement. Ils ont surtout le mérite d’alimenter le récit, mis en avant dès 2009 par M. Nétanyahou, d’un pays courtisé sans relâche à travers le monde pour son expertise en matière de technologie, de renseignement et de contre-terrorisme.

Ce point d’intersection entre le commerce de NSO et la diplomatie israélienne a atteint un sommet dans le golfe Persique. Le groupe israélien a fourni ses services aux Emirats arabes unis au moins dès 2016, puis en Arabie saoudite et au Bahreïn dès 2017. Comme d’autres entreprises de défense israéliennes, il a bénéficié de relations sécuritaires discrètes et anciennes, fondées sur une hostilité commune à l’influence de l’Iran et de la Turquie dans la région. Celles-ci n’ont cessé de se renforcer ces cinq dernières années, notamment en matière de renseignement.

Pour ce faire, « NSO s’est appuyé sur d’ex-responsables du Mossad [le service israélien de renseignement extérieur] passés dans le privé, qui font bénéficier les entreprises israéliennes de leurs liens établis de longue date à Abou Dhabi et dans le monde arabe parmi les familles régnantes », explique Yossi Melman, journaliste spécialiste du renseignement au sein du quotidien israélien Haaretz.

Diversifier les alliances

M. Nétanyahou a encouragé ces rapprochements sécuritaires sans relâche, dès 2009, y voyant notamment un moyen de marginaliser la question palestinienne dans le monde arabe. Ses efforts ont abouti en septembre 2020 à l’établissement historique de relations diplomatiques avec les Emirats et Bahreïn, sans que ces monarchies exigent en retour aucune concession d’Israël en faveur des territoires palestiniens occupés. En décembre 2020, ce fut le tour du Maroc. Le royaume entretient lui aussi depuis des décennies des liens de renseignement avec Israël et faisait usage depuis trois ans du logiciel espion de NSO.

Les informations de Forbidden Stories et du Monde confirment une hypothèse évidente dès l’établissement de ces discrets contrats : ces Etats ont pour l’essentiel utilisé Pegasus à des fins de surveillance et de répression politique intérieure. « L’armée ne pouvait ignorer que ces régimes étaient problématiques. Lorsque vous leur vendez Pegasus, vous savez qu’il sera principalement utilisé pour préserver le régime et supprimer la dissidence », souligne M. Melman, le spécialiste du renseignement.

L’autorisation de la vente du logiciel à l’Azerbaïdjan, qui en a fait usage contre des journalistes dès 2018, obéit en partie à la même logique. Le régime de Bakou fournit de longue date aux services israéliens un poste d’observation privilégié sur l’Iran voisin. L’Etat hébreu lui a également vendu des drones d’attaque, une arme qui s’est avérée d’une importance capitale à l’été 2020 dans sa guerre victorieuse contre l’Arménie voisine au Haut-Karabakh.

Les autres clients de NSO documentés par notre enquête forment une liste plus hétéroclite : Rwanda, Hongrie, Kazakhstan… Derrière leur diversité, l’autorisation de ces contrats par l’Etat israélien, au-delà d’une dimension purement commerciale, fait écho à la volonté de construire un réseau de clientèles et d’alliances diversifié, afin de casser les alignements systématiques en faveur de la cause palestinienne dans les enceintes multilatérales, comme les Nations unies (au Conseil des droits de l’homme, en Assemblée générale et parmi les membres tournants du Conseil de sécurité ou à l’Unesco).

« En son temps, le premier ministre David Ben Gourion favorisait les “alliances de la périphérie” [un rapprochement régional avec l’Iran et la Turquie, loin de pays arabes voisins hostiles]. Israël est aujourd’hui plus fort, il n’y a plus de menace existentielle et Nétanyahou nous a fait basculer dans une doctrine de la Micronésie : des alliances avec de petits pays dans le seul but de gagner des votes aux Nations unies », estime M. Mack.

 

Les Etats-Unis et la Russie jugés trop sensibles

 

Les ventes de NSO et leur opacité ont suscité plusieurs actions en justice en Israël, pour l’heure sans suite. Des critiques ont notamment été exprimées par des membres du comité pour les affaires étrangères et de défense au Parlement, qui dispose d’un droit de regard sur la législation encadrant les ventes d’armes mais qui n’en discute pas le détail. Cependant, NSO jouit d’une réputation d’acteur fiable, travaillant en toute transparence avec l’armée.

Ses négociations commerciales et ses exportations sont d’ailleurs soumises à des licences du ministère de la défense, aux critères opaques, dans lesquelles le ministère des affaires étrangères est également impliqué, de manière marginale. Ces contrats ne vont pas sans garde-fou : une source proche de NSO confie à Forbidden Stories que son logiciel ne peut pas cibler de numéros en Israël, ni aux Etats-Unis ou en Russie, deux pays jugés trop sensibles.

Et, si les services israéliens peuvent craindre que des mises à jour du système d’exploitation des téléphones d’Apple effectuées à la suite des révélations en cours ne compromettent leurs propres opérations de surveillance, l’Etat paraît se soucier avant tout aujourd’hui d’agents moins contrôlés. Depuis un an, la presse israélienne s’est ainsi fait l’écho de débauchages d’anciens employés de NSO dès 2017 par une firme concurrente, Dark Matter, basée à Abou Dhabi et dirigée par le renseignement émirati.

Selon le quotidien Yediot Aharonot, ces jeunes experts, formés notamment dans la prestigieuse unité 8200 du renseignement militaire israélien – un vivier essentiel pour NSO et le secteur technologique privé –, ont été approchés à Chypre, où sont basées des entreprises de sécurité israéliennes aux activités plus grises. Contre salaires mirobolants, ils ont mis leur savoir-faire au service d’une société étrangère, s’attirant des accusations de trahison. Une autre forme de prolifération, qui échappe cette fois au contrôle de l’Etat israélien.

Louis Imbert Jérusalem, correspondant

 

 

Source : Le Monde   (Le 22 juillet 2021)
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