Au Maroc comme en France, des journalistes mis sous surveillance avec le logiciel Pegasus

 

Depuis la révélation par Amnesty International, en 2020, de l’infection du téléphone du journaliste marocain d’investigation Omar Radi par le logiciel espion Pegasus, les journalistes marocains indépendants se doutaient bien qu’ils pouvaient être ciblés, eux aussi, par le puissant programme de surveillance commercialisé par l’entreprise israélienne NSO Group.

Les listes de numéros de téléphone sélectionnés comme des cibles potentielles dans l’outil de NSO par plusieurs de ses clients, que l’organisation Forbidden Stories et Amnesty International ont partagées avec dix-sept rédactions, dont Le Monde, confirment qu’un service de sécurité marocain a utilisé Pegasus pour viser, de manière systématique, des journalistes critiques du pouvoir, et des dirigeants des grandes rédactions du pays.

Le numéro de Taoufik Bouachrine, directeur du journal Akhbar Al-Yaoum, qui purge actuellement une peine de quinze ans de prison pour viol, au terme d’un procès dénoncé comme entièrement politique par ses soutiens, a ainsi été entré comme cible potentielle dans le logiciel espion de NSO, ainsi que celui de sa femme. Les numéros d’au moins cinq des plaignantes dont les témoignages ont été utilisés contre lui durant son procès figurent également parmi les cibles potentielles de Pegasus. Une partie des quinze témoins à charge s’étaient rétractés avant le procès, affirmant avoir été contraintes par la police de produire de faux témoignages. Les numéros d’au moins deux plaignantes se trouvant dans ce cas ont été sélectionnés dans l’outil.

Le journaliste d’investigation Omar Radi, devant le tribunal de Casablanca, au Maroc, le 12 mars 2020.

 

Au-delà des cas précis d’Omar Radi et de Taoufik Bouachrine, ce sont tous les patrons de médias indépendants, ou presque, qui semblent avoir intéressé les services de renseignement marocains. Parmi leurs cibles potentielles, on trouve ainsi un des fondateurs du Desk, Ali Amar, ou celui du site Badil, Hamid El-Mahdaoui, condamné à trois ans de prison en 2018 pour sa « participation » au mouvement social du Rif, sévèrement réprimé. Les espions marocains ont également sélectionné pour surveillance potentielle un téléphone utilisé par Omar Brouksy, ancien correspondant de l’Agence France-Presse et auteur de deux livres critiques sur Mohammed VI et les relations franco-marocaines, Mohammed VI. Derrière les masques (éditions Nouveau Monde, 2014) et La République de Sa Majesté. France-Maroc, liaisons dangereuses (éditions Nouveau Monde, 2017), tous deux interdits de vente au Maroc.

Notifié qu’il avait été une cible potentielle par Le Monde, le journaliste espagnol Ignacio Cembrero (Orient XXI) explique qu’il n’est « malheureusement pas étonné ». Il raconte qu’en juin un journal marocain a publié des informations issues d’une conversation WhatsApp qu’il avait tenue avec deux personnes, et dont il n’avait parlé à personne.

Sollicité, le Maroc affirme « rejeter catégoriquement » les « allégations infondées » faisant état de son usage de Pegasus. Le royaume nie être client de NSO Group. De son côté, NSO a affirmé ne pas connaître en temps réel ni contrôler l’usage fait par ses clients du logiciel : « NSO ne pilote pas les systèmes qu’elle vend à ses clients gouvernementaux vérifiés, et n’a pas accès aux données des cibles de ses clients. » Plus largement, NSO a contesté les conclusions des enquêtes du « Projet Pegasus », les qualifiant « pour beaucoup de théories non corroborées ».

 

Une trentaine de journalistes et patrons de presse français visés

 

Les journalistes marocains ne sont pas les seuls à intéresser les services de renseignement du royaume chérifien. Une trentaine de journalistes et de patrons de médias français figurent sur la liste des cibles de Pegasus, dans des rédactions aussi variées que Le Monde, Le Canard enchaîné, Le Figaro ou encore l’AFP et France Télévisions. A plusieurs reprises, le consortium Forbidden Stories et le Security Lab d’Amnesty International ont pu techniquement déterminer que l’infection avec Pegasus avait été couronnée de succès. C’est le cas notamment d’Edwy Plenel, le fondateur de Mediapart, de Dominique Simonnot, ancienne enquêtrice du Canard enchaîné et désormais contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, mais aussi d’une journaliste du Monde, qui n’a pas souhaité rendre publique son infection.

Le journaliste d’investigation et fondateur de « Mediapart » Edwy Plenel, devant l’Assemblée nationale, le 21 mai 2013.

 

Dans certains cas, la cause de l’attaque semble claire : Edwy Plenel a ainsi été visé peu après avoir publiquement critiqué la répression policière des manifestations du Rif, comme l’a confirmé une analyse menée par le Security Lab d’Amnesty International. En juin 2019, alors qu’il participait à une table ronde lors d’un festival culturel à Essaouira, M. Plenel se souvient être « intervenu pour manifester qu[’il] n’allai[t] pas [s]e censurer parce qu[’il] étai[t] au Maroc ; [il a] évoqué le sort du Hirak, du Rif, et la répression dont les manifestations populaires faisaient l’objet ». Pour le fondateur de Mediapart, cette intervention a pu servir de déclencheur, mais ce sont surtout « nos confrères marocains, et de fait l’indépendance du Desk [média qui était partenaire de Mediapart] » qui étaient visés. Il compte déposer plainte.

Un téléphone d’une autre journaliste de Mediapart, Lenaïg Bredoux, a également été infecté. Spécialiste des violences sexuelles, thématique parfois instrumentalisée au Maroc contre des voix critiques du pouvoir, Mme Bredoux avait aussi écrit, en 2015, une série d’articles sur le patron de la DGST marocaine, Abdellatif Hammouchi. A l’époque, le chef du principal service de renseignement marocain était à la fois visé par une plainte en France pour complicité de torture et pressenti pour être décoré par la République française pour sa collaboration à la lutte antiterroriste.

Un autre patron de média, Bruno Delport, directeur de la radio TSF Jazz (groupe Combat, propriété de Matthieu Pigasse, actionnaire à titre individuel du Monde), a également été visé par l’utilisateur marocain de Pegasus – son téléphone, après analyse, présentait des traces d’infection. M. Delport est aussi président du conseil d’administration de Solidarité Sida, une ONG qui a développé des programmes de prévention auprès des travailleuses du sexe au Maroc.

Si les services marocains semblent avoir majoritairement visé des journalistes travaillant pour des rédactions étiquetées à gauche ou au centre, les médias de droite n’ont pas été épargnés pour autant. Le Maroc a entré dans l’outil de NSO un numéro de téléphone aujourd’hui désactivé mais auparavant attribué au polémiste Eric Zemmour, auteur en février 2019 sur le plateau de LCI d’une violente diatribe contre les migrants marocains, sans que l’on sache si les deux événements sont liés.

Dans d’autres cas, le raisonnement des espions marocains semble brumeux : la journaliste du Monde dont le téléphone a été visé et infecté ne travaille sur aucun dossier lié de près ou de loin au Maroc, tout comme d’autres journalistes dont les numéros ont été sélectionnés par le client marocain de NSO. Il est possible qu’ils aient été visés principalement pour accéder à leur carnet d’adresses – et acquérir ainsi les numéros d’autres cibles.

 

 

 

 

 

Damien Leloup

 

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

 

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page