Spike Lee, le cinéma le poing levé

Trente-cinq ans qu’il bouscule les conventions, souvent joyeusement, et qu’il renouvelle le cinéma engagé. Le cinéaste de Brooklyn endosse ce mardi le costume de président du jury du 74e Festival de Cannes.

Des grosses lunettes rondes, une casquette relevée… Sur l’affiche du 74e Festival de Cannes, celui d’après la pandémie, d’un retour du marché mondial de la distribution à une certaine forme de normalité, c’est un Spike Lee juvénile et espiègle qui surgit du cadre. L’image est tirée de Nola Darling n’en fait qu’à sa tête (She’s Gotta Have It, 1986), son premier long métrage. Il y interprète Mars Blackmon, un des trois amants de la très libre Nola, personnage féminin fort à une époque où le cinéma en manquait cruellement.

Pose des baches au Palais des festivals. imago images/PanoramiC

 

Avec ce film en noir et blanc au casting entièrement afro-américain, Spike Lee faisait une irruption fracassante sur la scène cinématographique. Il expliquait alors sa fascination pour Rashomon (1950), d’Akira Kurosawa, découvert lors de ses études à la New York University’s Tisch School of the Arts. De la même manière que le cinéaste japonais filmait dans son chef-d’œuvre une histoire racontée selon trois points de vue différents, il brossait le portrait d’une femme vue par trois hommes multipliant face caméra les adresses au spectateur. Quelque part entre Godard, Cassavetes et Woody Allen, ce film jazzy rythmé par une bande originale composée par son père, musicien ayant notamment travaillé avec John Lee Hooker et Aretha Franklin, Nola Darling n’en fait qu’à sa tête révélait une voix nouvelle.

 

Une carrière façonnée par Cannes

 

En mai 1986, alors que Jim Jarmush – autre réalisateur symbolisant l’avènement d’une nouvelle génération, quinze ans après le Nouvel Hollywood des Coppola, Scorsese et Spielberg – avait les honneurs d’une sélection en compétition au Festival de Cannes, Spike Lee présentait son film à la Quinzaine des réalisateurs, section parallèle souvent défricheuse. Depuis, le natif d’Atlanta, devenu un pur New-Yorkais, est régulièrement revenu sur la Croisette, jusqu’à y remporter en 2018 le Grand Prix pour BlackKkKlansman, formidable comédie célébrant la blaxploitation des années 1970 et démontant le racisme par le rire et la satire. Il y présentait le Ku Klux Klan non pas comme de redoutables fanatiques, mais comme une bande de débiles décervelés.

Cet été, l’Américain est de retour à Cannes sur l’affiche de cette attendue 74e édition, mais surtout en tant que président d’un jury qui comptera quatre hommes et cinq femmes. Une fonction qu’il avait accepté d’assumer l’an dernier, avant que le festival ne soit reporté à mai puis juillet 2021. «A titre personnel, le Festival de Cannes – outre le fait qu’il est le plus grand festival de cinéma au monde, sans vouloir offenser qui que ce soit – a eu un impact énorme sur ma carrière de cinéaste. On pourrait même aller jusqu’à dire que Cannes a façonné ma trajectoire dans le cinéma mondial», disait-il début 2020.

Combattre le pouvoir

 

En effet, après le fondateur Nola Darling n’en fait qu’à sa tête, le résident de la «République populaire de Brooklyn» enchaînait avec School Daze (1988) et surtout Do the Right Thing (1989), le film qui lui vaudra une large reconnaissance internationale. En deux heures, avec en guise d’hymne le Fight the Power de Public Enemy, l’Américain évoque avec plus d’humour que de gravité, au cœur d’une canicule estivale, la lutte des minorités pour leurs droits. Il s’agit là d’un manifeste qui annonçait son engagement en tant que cinéaste et citoyen.

 

Dans ses films suivants, il parlera de jazz (Mo’ Better Blues, 1990) et des relations interraciales (Jungle Fever, 1991), avant de se frotter à une figure historique emblématique (Malcolm X, 1992). Le deal de rue (Clockers, 1995), la lutte raciale perçue différemment selon le statut social (Get on the Bus, 1996) et le basket (He Got Game, 1998) seront ensuite au cœur de ses réalisations, mais les critiques deviennent de plus en plus tièdes, tout comme l’accueil public. Avec Summer of Sam (1999), il s’échappe pour la première fois du périmètre des quartiers afro-américains pour raconter l’histoire d’un tueur en série ayant sévi dans le New York de 1977, même si le thème central du film reste les tensions communautaires.

 

Echecs artistiques et commerciaux

 

Comme si le contexte politique qui sous-tendait son cinéma était enfin devenu un enjeu sociétal majeur, BlacKkKlansman le voyait donc revenir au premier plan, après une décennie qui l’avait vu disparaître des radars. En marge du solide film de braquage Inside Man (2006), il avait multiplié les échecs artistiques et commerciaux (She Hate Me, 2004; Miracle à Santa Anna, 2008), avant de tourner avec Old Boy (2013) un remake ultra-violent mais bancal d’un film du Coréen Park Chan-wook. Produit par Amazon, plus intéressant mais peu vu, Chi-Raq (2015) l’avait vu revenir à un sujet engagé mais traité avec humour. S’inspirant du Lysistrata d’Aristophane, il y parlait de la violence des gangs sous le prisme des oppositions hommes-femmes. Sorti l’an dernier sur Netflix, et racontant le retour au Vietnam de vétérans à la recherche d’un trésor, Da 5 Bloods ne confirmait hélas pas la promesse de BlaKkKlansman.

Le jury cannois que Spike Lee s’apprête à présider devra choisir parmi un record de 24 titres ceux qui figureront au palmarès. A qui la convoitée Palme d’or? Nul doute que ses votes iront vers des films qui, au-delà de leurs qualités esthétiques, sont portés par une vision politique et sociale engagée. Et profondément ancrée dans le contexte d’un début de XXIe siècle qui, entre la montée des nationalismes, la crise climatique, la pandémie de coronavirus et les mouvements #MeToo et Black Lives Matter, est pour le moins anxiogène.

 

 

 

 

Stéphane Gobbo

 

 

 

 

Source : Le Temps (Suisse)

 

 

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