A Ceuta, l’enclave de solidarité de Sabah Hamed

PortraitDans ce territoire espagnol au nord du Maroc, la cheffe d’entreprise vient en aide aux milliers de migrants, dont de nombreux mineurs, entrés massivement les 17 et 18 mai. Mais elle ne voit pas d’autres issues que leur retour au Maroc.

« Va chercher les survêtements, ça peut leur servir pour la nuit. » « Donne-lui des chaussures à ce pauvre garçon. » « La douche est libre, celui-là peut monter. » « Tu peux mettre plus de tortilla dans le pain : ils ont faim. » Des cernes autour des yeux, Sabah Hamed, djellaba et voile noir bordé d’un ruban doré encadrant l’ovale de son visage, épuisée mais déterminée, distribue les tâches à la dizaine de voisins de Ceuta venus l’aider, ce mercredi 2 juin à midi, alternant l’espagnol et le darija, l’arabe dialectal marocain.

« Quand on les a vus, pieds nus, les habits mouillés, et parmi eux beaucoup d’enfants, comment ne pas avoir de la peine et ne pas les aider ? On a préparé 28 kilos de pâtes ce jour-là. Tout est parti… » Sabah Hamed

Cela fait alors seize jours exactement que cette cheffe d’entreprise de 59 ans offre l’ancienne maison de ses parents comme cantine, douche publique et friperie aux centaines de Marocains entrés dans l’enclave espagnole les 17 et 18 mai, après que le Maroc a délibérément facilité le passage de près de 10 000 de ses ressortissants dans un contexte de tension avec l’Espagne, qui a accueilli dans un hôpital Brahim Ghali, le chef du Front polisario, mouvement indépendantiste sahraoui. « Nous sommes dépassés par les événements : entre trois cents à quatre cents personnes viennent se doucher ici tous les jours et nous avons même donné un millier de repas vendredi dernier », souffle-t-elle.

Si l’Espagne a refoulé près de 8 000 personnes ces dernières semaines, il reste encore, outre un millier de mineurs accueillis dans des centres aménagés en urgence, des centaines de migrants marocains errant dans la ville, survivant grâce à la solidarité des habitants. « Quand ils sont arrivés, nous étions effrayés, pas par les gens eux-mêmes mais par la situation : on se demandait ce que ça signifiait que le Maroc ouvre les frontières, si ces gens venaient pour prendre la ville… explique Sabah en souriant. Et puis, quand on les a vus, pieds nus, les habits mouillés, et parmi eux beaucoup d’enfants, comment ne pas avoir de la peine et ne pas les aider ? On a préparé 28 kilos de pâtes ce jour-là. Tout est parti… »

L’aide humanitaire, une tradition familiale

Pour arriver devant l’ancienne maison familiale, dans le quartier populaire Los Rosales de Ceuta, il faut quitter le centre-ville historique aux immeubles bourgeois, façades néoclassiques et rues bien ordonnées et se diriger, derrière des murailles médiévales, vers les quartiers chaotiques de maisons colorées ponctués de minarets situés sur les collines. Ici, des dizaines de Marocains forment une file sans fin, sous un soleil de plomb.

A tous, les amis et voisins de Sabah distribuent sandwichs et eau. Certains repartent immédiatement, tandis que d’autres attendent de rentrer à l’intérieur de la modeste demeure, où les chambres et le salon débordent de montagnes de vêtements usés, de couvertures, de chaussures, donnés par des habitants de Ceuta et des associations de la péninsule. A l’étage, deux salles de bains leur permettent de se doucher, tandis que, dans la cuisine, des volontaires préparent des sandwichs avec des tortillas offertes par une entreprise de restauration.

« Cette maison a toujours accueilli des gens en difficulté, de toute condition et de toute religion, déjà du temps de mon père », souligne Sabah Hamed, cadette d’une fratrie de dix enfants, d’un militaire ceutien des Forces régulières indigènes, Ahmed Duduh Septi, affecté dans le protectorat espagnol du Maroc jusqu’à l’indépendance de 1956. « Chez nous, il y avait toujours du monde : mes parents ont recueilli des orphelins, aidé des femmes battues, participé à la création d’une équipe de football ou appuyé la construction de la mosquée Sidi Embarek », se souvient Sabah.

En 1977, à la mort de son père, personnalité reconnue de la communauté musulmane – qui représente actuellement près de la moitié des habitants de la ville –, sa mère a repris la tradition d’accueil et de solidarité, puis ses sœurs et enfin Sabah, qui a reçu, en mars, un prix en reconnaissance de son engagement social et professionnel de la part du mouvement politique Podemos Ceuta.

Des migrants dans une impasse

Cette mère de quatre enfants mariée à un policier national à la retraite gère, depuis les années 1990, un entrepôt commercial de 380 mètres carrés à la frontière, et importe de Turquie, d’Espagne et de Chine des articles cadeaux, des ustensiles de cuisine et des accessoires de mariage.

« Nous pensions aider, le temps de trouver une solution, mais nous voyons qu’il n’y en a pas, que cela va durer. » Sabah Hamed

Elle les revendait essentiellement aux clients marocains… jusqu’à la décision brutale de Rabat de fermer la frontière, le 13 mars 2020, pour cause de pandémie de Covid-19, laissant près d’un millier de travailleurs transfrontaliers coincés, désemparés, dans Ceuta. Face à ce drame, Sabah a accueilli dans la maison de ses parents trente-cinq adultes et deux enfants et dix autres personnes dans un entrepôt d’El Tarajal… Plus d’un an plus tard, elle héberge toujours huit personnes.

Cependant, elle est loin de se définir comme une militante pro-migrants. Au contraire, elle recommande aux migrants de repartir au Maroc, en leur expliquant qu’à Ceuta il n’y a pas de travail et pas de place pour tous, que l’enclave souffre d’un taux de chômage de 30 % et qu’ils ne parviendront pas à rejoindre la péninsule. Quant aux nombreux enfants isolés venus dans la ville, elles les raccompagnent dans les centres en leur expliquant que vivre dans la rue est dangereux.

« Comment des parents peuvent-ils penser qu’un enfant puisse être mieux loin de sa mère ? On m’a dit que, la nuit, certains pleurent », ajoute-t-elle, des larmes dans la voix. Ce 2 juin, dans la soirée, Sabah, épuisée par la situation qui s’éternise, a d’ailleurs décidé de « faire une pause » dans l’aide humanitaire. Elle est inquiète de savoir que certains migrants marocains sont en train de demander l’asile, pour éviter d’être renvoyés au Maroc. « Nous pensions aider, le temps de trouver une solution, mais nous voyons qu’il n’y en a pas, que cela va durer. »

 

 

Sandrine Morel Ceuta, envoyée spéciale

Source : Le Monde (Le 11 juin 2021)

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