Bannir des gens des réseaux sociaux crée-t-il un web à deux vitesses?

En délimitant les discours acceptables de ceux qui ne le sont pas, les principales plateformes assument petit à petit leur rôle d'éditeur. Mais les discours de haine et les fake news trouvent refuge ailleurs.

Dans le monde d’après, Donald Trump ne gazouille plus. Twitter, échaudé par l’envahissement du Capitole par ses partisans, a décidé de couper le bec du 45e président des États-Unis. Une petite mort pour le twitto le plus influent de la planète qui, sans accès à son canal de communication préféré, n’occupe plus l’espace médiatique comme avant. «Après examen approfondi des tweets récents de @realDonaldTrump et du contexte actuel notamment comment ils sont interprétés […] nous avons suspendu le compte indéfiniment à cause du risque de nouvelles incitations à la violence», s’est justifiée la firme au petit oiseau bleu dans un communiqué publié début janvier justifiant cette décision. Facebook a de son côté suspendu pour deux ans le compte de l’ancien président des États-Unis.

Les plateformes commencent à nettoyer les propos complotistes longtemps tolérés, voire encouragés par les algorithmes. Bien avant Trump, les QAnon ont également été chassés de Facebook et de Twitter dès 2020. Les partisans de Q, cet internaute anonyme qui a publié de nombreux messages visant à alerter sur un supposé complot mondial, ont massivement dénoncé une censure à leur encontre. Sans surprise, cette modération renforcée a donné du grain à moudre à des communautés qui s’estiment lésées par un système corrompu.

À mesure que les GAFAM choisissent de maîtriser davantage leurs contenus, l’efficacité d’une interdiction de certains discours et le bannissement de personnalités posent question, même si une étude relayée par le Washington Post laisse entendre que ces actions portent leurs fruits. Selon cette enquête du cabinet de recherche Zignal Labs, les fake news circulent moins depuis la suspension du compte de l’ancien président américain. La semaine suivant son éviction, la désinformation sur la fraude électorale aurait ainsi chuté de 73% sur les médias sociaux.

 

Un résultat pas si surprenant puisqu’en éjectant Donald Trump et les siens, les réseaux sociaux se rendent forcément moins perméables à ces discours. Mais d’autres plateformes sont bien moins sélectives. Elles sont même nombreuses à surfer sur les accusations de censure et à pratiquer une modération peu contraignante. Les fake news ne disparaissent donc pas d’internet: elles migrent vers d’autres supports. La modération ne serait-elle finalement qu’un moyen de mettre la poussière sous le tapis?

 

Un coup d’épée dans l’eau?

 

Devenu persona non grata, Donald Trump a mis en place From the desk of Donald J. Trump, son propre média social. Un site qui porte bien son nom: le seul utilisateur de ce réseau n’est autre que le magnat de l’immobilier. Comme un pied de nez aux géants du web qui l’ont chassé, une fonctionnalité permet, en deux clics, de poster les messages de l’ancien président sur Facebook et Twitter.

Donald Trump n’est pas le seul mis au ban à rebondir ailleurs. Aussitôt remerciés d’un réseau social, certains internautes trouvent facilement des plateformes plus conciliantes. Suspecté d’être derrière l’enlèvement de la petite Mia, 8 ans, le putschiste Rémy Daillet-Wiedemann a vu son compte YouTube fermé. Tant pis: cet homme qualifié de «gourou» par de nombreux médias sait qu’il peut continuer à publier ses vidéos sur Odysee, un hébergeur à la modération plus légère.

 

Tous les réseaux sociaux de masse ont leur équivalent en plus souple. Indésirable sur YouTube ou Twitch? Odysee et DLive sont moins regardants. Banni de Facebook ou Twitter? Gab, Parler et VKontakte font parfaitement office de refuge. Les patrons de ces plateformes en font même un argument marketing. Sur sa page d’accueil, Gab se présente comme le champion de la liberté d’expression et de la liberté individuelle. «Tout le monde est le bienvenu», fait savoir le réseau social.

 

Accentuer la bulle de filtre

 

«Sincèrement, je ne connais pas d’études qui prouvent que déplateformer les discours complotistes aggrave le problème», tranche Rudy Reichstadt, de Conspiracy Watch. Le fondateur de l’observatoire du conspirationnisme rappelle qu’un réseau social est comme tout autre lieu: on y accède seulement si l’on respecte certaines règles. Le tout est de définir lesquelles, avec transparence. «Pour que cela soit le moins liberticide possible, il faut clairement expliquer les limites à ne pas franchir, défend-il. Ça ne doit pas être discrétionnaire. Mais il est important de rappeler qu’il est normal que la liberté d’expression soit encadrée et limitée.»

Problème: certains réseaux sociaux, comme Parler, sont devenus le refuge idéal pour les discours racistes et complotistes, qui s’y propagent très largement. Déjà très présente sur les réseaux sociaux grand public, la bulle de filtre, cet isolement intellectuel provoqué par les algorithmes et enfermant les internautes dans leurs convictions, est encore plus présente sur les plateformes alternatives. «Cet enfermement est réel mais aussi métaphorique: on n’est pas totalement prisonnier, c’est aussi une servitude volontaire, nuance Rudy Reichstadt. Rien n’empêche en réalité de s’informer par d’autres moyens, on peut utiliser Google, découvrir l’actualité sur Le Monde ou ailleurs. Bref, si on le souhaite, on peut facilement être exposé à un autre discours.»

 

Quel que soit le degré de responsabilité individuelle de la bulle de filtre, la modération tant attendue fait donc courir un risque: radicaliser encore davantage des discours, en les écartant du monde extérieur. Ne se dirige-t-on pas vers un web à deux vitesses? «C’est exactement ce qui se passe, confirme Rudy Reichstadt. Les internautes qui violent les conditions d’utilisation se retrouvent dans une zone grise. [Ces propos] existent et continueront à exister de toute façon. En fait, c’est comme sur un territoire: il y a des lieux où les lois ne s’appliquent pas. Mais on ne peut pas dire qu’il ne faut pas intervenir et ne rien faire sous prétexte que, de toute façon, ils se déplaceront ailleurs.»

Faute d’études suffisantes sur la question, Rudy Reichstadt ne peut pas garantir l’efficacité de la modération sur la circulation de propos haineux. Mais il reste persuadé qu’il faut prendre des mesures fortes, affirmant «qu’on ne lutte pas contre ces choses-là avec des roses». Faut-il alors aller jusqu’à interdire ces zones grises, pour éviter que ces discours se déplacent sur d’autres médias sociaux? «Quand on veut interdire un site, il se pose systématiquement un problème de souveraineté. Le réseau social Gab, c’est une société de droit américain, donc c’est aux États-Unis de dire ce qu’il est possible d’accepter ou non. Il est difficile de bloquer un site s’il s’établit ailleurs. En France, il y a ce problème avec le site néonazi Démocratie participative.» La solution est donc loin d’être toute trouvée.

Vincent Bresson

Source : Slate

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