France – Pap Ndiaye, un historien dans l’arène

PortraitNommé par Emmanuel Macron à la tête du Palais de la Porte-Dorée qui héberge le Musée national de l’histoire de l’immigration, ce partisan du consensus et spécialiste de la question noire, a été choisi pour apaiser les esprits sur un sujet inflammable.

Il aurait pu rester ce prof qui passe des vinyles de jazz à ses étudiants. Toujours en jeans, jamais de cravate, fluent en anglais, hyperpointu sur l’histoire sociale des Etats-Unis. « Il ambiance ses cours avec un côté MC [master of ceremony], témoigne sa collègue de Sciences Po l’historienne Emmanuelle Loyer. Les élèves adorent. » Un cousin d’Amérique, Noir mais pas tout à fait, cool en toutes circonstances. Ses modèles sont saxophonistes, écrivains – Aimé Césaire, le poète de la négritude, est son idole.

Mais Pap Ndiaye n’est pas musicien, « malheureusement », ni auteur de littérature – « ma sœur, Marie, a pris le job ». C’est un historien, dont la petite histoire a croisé la grande. « A 25 ans, j’ai réalisé que j’étais Noir », dit-il. C’était il y a plus d’un quart de siècle, sur un campus américain. Sa « noiritude », dirait-on aujourd’hui, ne l’a plus laissé tranquille.

Au printemps 2021, il sent l’appel du devoir. Emmanuel Macron réclame du sang neuf au Musée national de l’histoire de l’immigration. Inquiet des tensions identitaires qui montent en France depuis quelques années, il cherche un lieu, et une personne, pour apaiser le débat. « Un an avant la présidentielle, le président a voulu un changement symbolique au musée, explique Mercedes Erra, cofondatrice de l’agence de communication BETC et présidente du conseil d’administration du Palais de la Porte-Dorée. Un directeur médiatique, pacificateur, qui sortirait du sérail des conservateurs. »

« Boîte à chagrin »

 

Selon le sociologue Michel Wieviorka, la réalité serait très politique : « Le chef de l’Etat voulait ­lancer un signal politique pour contrebalancer les positions des ministres Jean-Michel Blanquer [éducation], Frédérique Vidal [enseignement supérieur] et Gérald Darmanin [intérieur]. » Tous trois ont notamment dénoncé ces derniers mois les « ravages de l’islamo-gauchisme ».

 

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Pap Ndiaye, spécialiste de l’histoire des empires à Sciences Po, se porte volontaire : « A 55 ans, prof à l’institut depuis cinq ans, il était temps que je passe à une forme d’action », explique-t-il. Mais ses amis l’alertent. « On a tout de suite vu que c’était casse-gueule, confie l’une. Lui, non. Il disait qu’il devait y aller, que c’était une nécessité. »

Nommé le 11 février en remplacement d’Hélène Orain, l’historien sait que, sous sa splendeur Art déco, ce Palais de la Porte-Dorée, à Paris, est « une boîte à chagrin ». Les conservateurs de musée le surnomment « le cimetière des éléphants », pas seulement à cause des défenses en ivoire qui s’y trouvent. Erigé « à la gloire de la France colonialiste et civilisatrice », en 1931, le bâtiment est toujours l’emblème de l’Exposition coloniale qui s’est tenue cette année-là au bois de Vincennes, avec ses zoos humains et ses défilés de tirailleurs sénégalais. Un monument de propagande qui trône encore au milieu des palmiers, soixante ans après le démantèlement de l’empire.

Faire « un musée pour tout le monde »

 

Rebaptisé sans cesse depuis les indépendances, il a été successivement Musée des colonies, Musée de la France d’outre-mer, Musée des arts d’Afrique et d’Océanie et, enfin, ce Musée de l’immigration que les politiques se repassent comme un mistigri.

Lionel Jospin l’a voulu, Jacques Chirac l’a ouvert (tout en vidant ses collections pour garnir « son » musée des arts premiers, le Quai Branly). Nicolas Sarkozy, face aux historiens du musée vent debout contre sa politique migratoire, l’a snobé. Quand François Hollande a fini par couper le ruban, en 2014, il était déjà trop tard pour en faire un événement.

Sept ans plus tard, Pap Ndiaye s’y voit en pacificateur. Il fera « un musée pour tout le monde », avec de grandes expositions populaires sur les immigrés, la colonisation, l’environnement. « J’ai un rôle civique à jouer, assure-t-il. Il faut absolument préserver l’universalisme et faire en sorte qu’il soit valable pour tout le monde. » Et de citer Aimé Césaire : « On peut être attaché à une culture sans être détaché de l’universel. » Il apprivoisera même les deux alligators qui ne dorment que d’un œil dans l’aquarium tropical. Leur marigot deviendra un laboratoire de la diversité écologique.

Sa nomination a pris du temps. Les trois ministres de tutelle du musée (culture, éducation nationale et enseignement supérieur) poussaient leurs candidats. Pap Ndiaye pouvait compter sur la conseillère culture à l’Elysée, Rima Abdul-Malak, et ses amis universitaires, les historiens Patrick Boucheron, qui a été chargé de renouveler l’exposition permanente, et Benjamin Stora, parti récemment de la présidence du conseil d’orientation du musée, ainsi que son successeur, le démographe et sociologue François Héran. « Pap et moi sommes d’accord sur tout, déclare le titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France. Le passé colonial est notre histoire à tous, il faut la regarder sans déni ni repentance. »

Plusieurs énarques et conservateurs sollicités par les ministères ont décliné le poste, trop mal payé dans un musée mal doté. C’est Emmanuel Macron qui a tranché en faveur de Pap Ndiaye. « Chercheur avant tout, modéré, central, il coche toutes les cases », assure Michel Wieviorka.

Un expert consulté et écouté

 

Pap Ndiaye sait aussi que sa condition d’intellectuel noir a pesé dans la décision. Depuis qu’il a écrit La Condition noire (Calmann-Lévy), en 2008, première étude notoire des black studies à la française, sa cote monte chez les politiques, rassurés par son côté détaché de la lutte des races et de la lutte des classes.

Ils l’ont aussi vu à l’œuvre dans les institutions culturelles. En 2019, le Musée d’Orsay l’a intégré dans le comité scientifique de l’exposition « Le Modèle noir, de Géricault à Matisse », grand succès de l’année. « Le sujet était complexe et exigeait beaucoup de diplomatie, Pap Ndiaye a été choisi à l’unanimité », se souvient Isolde Pludermacher, la conservatrice du département peinture.

« Pap est comme un galet, lisse en apparence, avec des convictions très dures au-dessous. » Constance Rivière, co-autrice du rapport sur l’Opéra de Paris

L’historien s’est impliqué à fond, « avec une approche très américaine », remarque-t-elle. Chaque tableau a donné lieu à une discussion animée. Celui de Marie-Guillemine Benoist (1768-1826), qui représente une esclave en 1800, est arrivé du Louvre avec son titre actuel, Portrait d’une femme noire. A Orsay, on voulait le rebaptiser Portrait de Madeleine, le temps de l’exposition. Pap Ndiaye, de son côté, tenait à garder le titre originel, Portrait d’une négresse : « Il ne voulait pas gommer la trace de l’histoire du tableau, explique la conservatrice. On a fini par écrire des textes explicatifs sous chaque œuvre, c’était passionnant. »

Un an plus tard, l’Opéra de Paris l’a appelé pour un rapport sur la diversité. Le mouvement Black Lives Matter (« les vies noires comptent ») avait touché le corps de ballet, certains dénonçaient des discriminations. « Pendant le confinement, les danseurs ont eu l’impression que l’établissement n’était pas au rendez-vous de l’histoire », explique Constance Rivière, conseillère chargée de la culture et de la citoyenneté de François Hollande à l’Elysée et coautrice du rapport avec Pap Ndiaye. Celui-ci a joué les pompiers, écoutant chacun, remettant chaque sujet dans son contexte.

 

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Détails du bas relief extérieur, sur la façade, réalisé par Alfred Janniot, du Musée national de l’histoire de l’immigration, le 30 avril 2021 Louis Canadas pour M Le magazine du Monde/Adagp, Paris, 2021

Un exemple : dans La Bayadère, ballet russe qui se situe en Inde, la « Danse des enfants », anciennement « Danse des négrillons », est souvent interprétée par des artistes blancs grimés, au grand dam des danseurs de ­couleur. L’historien a expliqué qu’il n’y avait pas d’esclaves noirs en Inde au XVIIe siècle. La polémique est retombée. « Pap est comme un galet, lisse en apparence, avec des convictions très dures au-dessous », décrit Constance Rivière.

Parfaitement maître de ses émotions, il sait aussi cadrer celles des autres. Valentine Umansky, curatrice de la Tate Modern à Londres, qui l’a connu professeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), ne l’a jamais entendu élever la voix : « Il ne rentre jamais dans le conflit, même avec les gens les plus emportés, c’est désarmant dans tous les sens du terme. »

 

Un homme de convictions et de consensus

 

Après sa nomination, Pap Ndiaye s’attendait à un tir de protestations, à des insultes. Les communautaristes allaient l’accuser de compromissions, les conservateurs pointeraient son multiculturalisme à l’américaine. Mais il ne s’est rien passé. A peine quelques piques dans le magazine proche de l’extrême droite Valeurs actuelles, comme lors du rapport sur l’Opéra, pour exiger « de laisser l’art en dehors des obsessions sociétales ». Ni l’Observatoire du décolonialisme du politologue Pierre-André Taguieff, inventeur du terme « islamo-gauchisme », ni Le Printemps républicain, mouvement anti­communautariste, n’ont bougé.

Pas de réaction non plus des militants woke français, inspirés par le mouvement Black Lives Matter. A Sciences Po, où ils sont très présents, Pap Ndiaye ne les a jamais affrontés : « Je partage la plupart de leurs causes, comme le féminisme, la lutte pour la protection de l’environnement ou l’antiracisme, mais je n’approuve pas les discours moralisateurs ou sectaires de certains d’entre eux. Je me sens plus cool que woke, c’est sans doute une question de génération. »

Les Indigènes de la République n’ont pas émis d’objections non plus après sa nomination. Rokhaya Diallo, journaliste et militante – qui fut proche de ce groupe virulent – est même enthousiaste : « On est sur la même ligne, c’est la personne qu’il faut dans ce musée. Tout le monde ne peut pas être un activiste. » Last but not least, le New York Times a consacré, le 17 mars, une page à Pap Ndiaye, saluant l’arrivée d’un Noir dans l’ancien Palais des colonies. « La France a du mal à se considérer comme une terre d’immigration, écrit le journaliste. On attend des immigrés qu’ils oublient d’où ils viennent. »

« Me voir dans ce monument colonial de France, moi qui suis issu d’une histoire qui a à voir avec l’Empire, cela m’avait troublé. Maintenant, le symbole ne me dérange plus. Je l’aime bien, même. » Pap Ndiaye

Pap Ndiaye, sensible à la critique, s’est senti « incroyablement soulagé », selon sa compagne, Jeanne Lazarus, sociologue et présidente du conseil de l’Institut d’études politiques de Paris.

Mais sa « carapace universitaire » ne le protégera pas toujours. Pap Ndiaye a beau peser et soupeser chacune de ses déclarations – « je déteste la polémique pour la polémique », dit-il –, il se sait sur un fil. Un mot de travers peut l’envoyer à tout moment dans l’enfer des réseaux sociaux. Début février, quand Frédérique Vidal a déclenché la controverse sur « l’islamo-gauchisme » à l’université, il a senti le danger. Mais « j’avais l’obligation d’intervenir, sinon je perdais toute crédibilité », explique-t-il.

Sur France Inter, il a pris sa voix la plus douce pour asséner : « Ce terme d’islamo-gauchisme ne désigne aucune réalité à l’université. Ce qui me frappe surtout, c’est le degré de méconnaissance du monde politique des recherches qui sont menées à l’université en sciences sociales et en sciences humaines. »

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Pap Ndiaye, au Palais de la Porte-Dorée, le 30 avril 2021. LOUIS CANADAS POUR M LE MAGAZINE DU MONDE/ ADAGP, PARIS, 2021

 

Dans les ministères dont dépend le musée, personne n’a bronché. « Pap est un super diplomate, salue Pascal Blanchard, historien spécialiste du postcolonialisme. lI est bienveillant, capable d’écouter, d’expliquer pendant des heures… A sa place, j’aurais déjà tué trois personnes. » A sa place, Pascal Blanchard serait aussi resté à Sciences Po. « Je lui souhaite bon courage. Mais il saura faire le pont entre les deux camps, la société inclusive et les hyperlaïcards. »

 

Une histoire française

 

Trois mois plus tard, le directeur découvre ses nouvelles fonctions. Gestion du personnel, des travaux, des mesures sanitaires, tout est inédit. Depuis peu, il arrive à passer sans serrement de cœur devant les bas-reliefs de la façade, hymne à l’épopée colonisatrice avec des esclaves nus, des missionnaires en soutane et des colons casqués.

Le premier jour, dans un grand salon figé au temps du bal du gouverneur, il avait croisé son reflet dans un miroir d’ébène. « Me voir dans ce monument colonial de France, moi qui suis issu d’une histoire qui a à voir avec l’Empire, cela m’avait troublé. Maintenant, le symbole ne me dérange plus. Je l’aime bien, même. » Comme si, dans ce musée, il avait rendez-vous avec sa propre histoire : « C’est une nouvelle étape pour lui, explique Jeanne Lazarus. Vous ne l’entendrez jamais raconter le petit garçon noir dans les années 1970. Mais, depuis longtemps, il s’engage sur ces sujets qui le concernent personnellement. »

Marie NDiaye, écrivaine lauréate du Femina et du Goncourt, vit près de Bordeaux. Vu des vignes, les tribulations de son frère dans ce petit monde parisien qu’elle a fui la font sourire : « Quoi qu’il arrive, il ne risque pas grand-chose dans ce vieux musée ennuyeux. » Peur pour Pap ? « Pas une seconde ! Il est solide, très fort, même. »

La famille en a vu d’autres. Leur père, Tidiane N’Diaye, était un battant, premier ingénieur diplômé des Ponts et Chaussées de toute l’Afrique subsaharienne. Et leur mère, Simone, première diplômée d’une famille de fermiers de la Beauce, a une sacrée personnalité. Ils s’étaient rencontrés dans la cité universitaire d’Antony (Hauts-de-Seine). Leur couple ne passait pas inaperçu dans la France du début des années 1960. Mais l’histoire d’amour n’a duré que le temps des études. Tidiane N’Diaye est reparti dans son Sénégal natal diriger le port de Dakar et n’a plus donné de nouvelles. Pap avait 3 ans, Marie 1 an, ils ont grandi en banlieue parisienne avec leur mère, devenue professeure de sciences naturelles en collège.

A Bourg-la-Reine, ils rêvent de l’Afrique sans jamais y aller. Ils imaginent le Sénégal tel que le raconte Léopold Sédar Senghor dans La Belle Histoire de Leuk le lièvre (Nouvelles Editions africaines du Sénégal, 2001), leur livre favori. Français jusqu’au bout de leurs baskets, seuls enfants noirs sur les photos de classe, ils ne connaissent que des Blancs. « On avait oublié la couleur de notre peau », disent-ils chacun de leur côté.

Malgré l’absence du père, qui réapparaîtra au bout de douze ans sans projets d’avenir avec eux, ils sont heureux. « Tout petit, je me suis dit que tout irait bien, assure Pap Ndiaye. Ma mère était très exigeante sur le plan scolaire, mais elle nous a donné une grande confiance en nous. » Une enfance française, à peine troublée par quelques regards soupçonneux dans les magasins, deux ou trois contrôles au faciès gare du Nord. Mais « rien d’invivable, rien de quotidien surtout », assure-t-il.

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Détails de la fresque intérieure, de la grande salle, vantant les grandes vertus de la colonisation à travers des allégories. Ici l’allégorie de la liberté, réalisé par Pierre-Henri Ducos de la Haille. Louis Canadas pour M Le magazine du Monde/ADAGP,Paris, 2021.

 

Un jour, à l’école, se souvient Simone N’Diaye, « une femme s’est exclamée : “Une négresse blonde !” en voyant Marie ». Et de minimiser aussitôt : « C’est la seule fois. Dans notre banlieue tranquille de la petite classe moyenne, il n’y avait pas de racisme. »

Les vacances se déroulent dans la plaine de la Beauce, à Manchecourt, le village des grands-parents. Vélo, balades, c’est la liberté. La petite sœur tape à la machine du soir au matin, assurant qu’elle écrira des romans et ne fera jamais d’études. « Ça lui passera », se rassure Simone N’Diaye. Pap court le 100 mètres sur les pistes d’athlétisme, dessine des voitures, s’imaginant plus tard chef des pompiers, officier, pilote. Il passe des journées entières dans les livres ­d’histoire, « très patriote », se souvient-il, passionné de grands hommes, de Gaulle, Napoléon, Blum, Mendès-France.

Le tournant identitaire américain

 

Au lycée Lakanal, à Sceaux, il bifurque de la section C (scientifique) à la section A (littéraire) sans prévenir et décroche son bac avec mention très bien, décidé à entrer en hypokhâgne. « Comme ça, mime Simone N’Diaye, faisant le geste de claquer dans ses doigts. Il a toujours su ce qu’il voulait. » Chez eux, il fallait réussir, quel que soit son talent.

Très tôt, chacun a écrit son nom à sa façon. Simone N’Diaye, femme de tête et de fidélité, passionnée de sciences, a gardé intact le patronyme de son mari. Marie NDiaye a fièrement « resserré les majuscules ». Pap Ndiaye a gommé l’apostrophe pour satisfaire aux codes de l’administration française, quand il est entré en hypokhâgne à Henri-IV : « Entre le N et le D, l’éducation nationale m’aurait perdu. » Normale-Sup Saint-Cloud, agrégation d’histoire, il vise l’Ecole nationale d’administration (ENA). « Au fond, cette envie de réussir, c’était pour attirer l’attention de mon père, qui n’est jamais venue », lâche-t-il. Avant de tenter l’ENA, il part à Charlottesville, en Virginie. Et sa vie bascule.

Au début des années 1990, le voilà donc à l’université de Virginie, vieille institution sudiste fondée par Thomas Jefferson et haut lieu du mouvement des droits civiques dans les années 1960. Son projet ? Soutenir une thèse sur l’entreprise pétrochimique DuPont, puis rentrer en France, intégrer l’ENA et devenir haut fonctionnaire. « Un pur produit de l’excellence française, premier de la classe sachant un peu tout, mais pas où il allait », se souvient Olivier Zunz, enseignant français qui lui a obtenu une bourse d’études et l’a pris sous son aile.

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Pap Ndiaye au Palais de la Porte-Dorée, le 30 avril. Louis Canadas pour M Le magazine du Monde/Adagp, Paris, 2021

 

Quand des étudiants de la Black Student Alliance, une fraternité noire, l’invitent à une réunion non mixte, Pap Ndiaye est choqué. Mais il y retourne. Ici, on appelle un Noir un Noir et on n’hésite pas à briser les plafonds de verre. Personne, surtout, ne lui demande d’où il vient, « question que j’entendrai sans doute jusqu’à la fin de mes jours en France ». C’est une révélation. Dans ce nouveau monde, il apprend l’anglais, découvre Aimé Césaire et les écrits du psychiatre ­martiniquais Frantz Fanon, auteur de Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952), dévore des livres sur l’esclavage et l’émancipation des Noirs.

« En quelques mois, il est devenu un parfait américaniste, se souvient Olivier Zunz, et il a repensé son identité. » Comme le titrera Libération en 2007, Pap Ndiaye s’est découvert « Noir sur le tard ». Quand il rentre à Paris, envolé le mirage de l’ENA. Il termine sa thèse sur DuPont, pressé de devenir spécialiste de cette histoire américaine qui lui a ouvert un nouvel horizon. Peu à peu, il se défait de son uniforme de républicain universaliste. « Notre génération, c’était tout le monde dans le même moule, mais le moule n’allait pas à tout le monde », explique-t-il. En France aussi, réalise-t-il, être Noir est un sujet. Il va s’en emparer.

L’engagement associatif et littéraire

 

Avec Patrick Lozès, Franco-Béninois membre de l’UDF, il fonde le Cercle d’action pour la promotion de la diversité en France, puis le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN). Favorable au comptage ethnique, l’association incite les Noirs à sortir de « l’invisibilité ». Pap Ndiaye, qui n’est pas un militant – « crier un slogan, suivre la ligne d’un parti, je ne peux pas » – siège au comité scientifique. « Les débats étaient houleux, Pap Ndiaye visait toujours la désescalade, obligeait les gens à réfléchir, se souvient Louis-George Tin, normalien et président du CRAN de 2011 à 2018. Il réussissait toujours à trouver la ligne la plus raisonnable. » De plus en plus, Pap Ndiaye ressent un besoin d’action. En 2005, les banlieues françaises s’enflamment, comme aux Etats-Unis dans les années 1960. Maître de conférences à l’EHESS, il sort du bois de l’Université. « Je devais faire quelque chose », raconte-t-il.

Descendre dans la rue avec une bouteille d’essence n’étant pas dans sa nature, il se plonge dans l’écriture. Trois ans plus tard paraît chez Calmann-Lévy La Condition noire, premier essai en France à aborder « la question noire », du XVIIIe siècle à nos jours dans lequel il affirme qu’il « n’existe pas de “nature noire”, mais bien plutôt une “condition noire”, par laquelle on signifie que des hommes et des femmes ont, volens nolens, en partage d’être considérés comme Noirs à un moment donné et dans une société donnée. »

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Détails de la fresque intérieure, dans la grande salle, vantant les grandes vertus de la colonisation à travers des allégories. Ici l’allégorie de la science, réalisé par Pierre-Henri Ducos de la Haille. Louis Canadas pour M Le magazine du Monde/ADAGP,Paris, 2021.

 

 

Marie NDiaye a écrit la préface, en forme de nouvelle, l’histoire de deux filles métisses, l’une blanche, et l’autre, la plus heureuse, noire de peau. Ce livre a posé Pap Ndiaye dans sa carrière et dans sa vie. « Je l’ai écrit pour dire que j’étais Noir, confie-t-il, et aussi pour mes futurs enfants. »

Au Musée de l’histoire de l’immigration, Pap Ndiaye pourra raconter deux histoires françaises à sa fille et à son fils de 13 et 10 ans. Celle de leur ancêtre maternel, le général Charles Mangin, qui a défendu la création d’une armée africaine, la Force noire, et mené à la boucherie les tirailleurs sénégalais en 1914. Et celle de leur arrière-grand-père paternel, cheminot sur la ligne de train de Dakar au Niger, symbole de la colonisation. « Rose et Lucien ne sont presque plus Noirs. Mais ils s’appellent Ndiaye, et cela veut dire quelque chose. »

 

 

 

 

Pascale Nivelle

 

 

 

 

Source : M Le MagazineLe Monde (Le 04 juin 2021)

 

 

 

 

 

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