« Tu retires ta plainte ou je t’égorge » : en Tunisie, un féminicide ravive le débat sur les violences faites aux femmes

Refka Cherni, 26 ans et mère d’un enfant, a été assassinée par son mari dans la ville du Kef (nord-ouest), quelques jours seulement après avoir porté plainte.

Les photos partagées sur les réseaux sociaux montrent une femme souriante, une mariée heureuse. On n’y décèle rien du drame à venir : Refka Cherni, 26 ans et mère d’un enfant, a été assassinée par son mari, agent de la garde nationale, le 9 mai. Quarante-huit heures avant le meurtre, la jeune femme avait déposé plainte contre lui, avec à l’appui un certificat médical prouvant les violences.

L’affaire a créé un vif émoi au sein de l’opinion publique qui a dénoncé l’impunité dont jouissent les auteurs de violences, et les défaillances du système judiciaire.

Dans le monde associatif, on pointe du doigt la mauvaise mise en application de la loi 58, un texte en faveur de l’élimination des violences faites aux femmes voté en 2017. Karima Brini, présidente de l’association Femmes et citoyenneté au Kef, qui dispose d’un centre d’écoute pour les victimes, avait entendu parler de Refka Cherni, le jour du dépôt de sa plainte, par le biais d’une amie. Elle avait décidé de lui faire parvenir son numéro de téléphone pour lui proposer son aide dans la procédure juridique.

La jeune mère l’a contactée deux jours avant sa mort. « Elle disait avoir été prise au sérieux lors du dépôt de sa plainte, mais ça a mal tourné lorsqu’ils ont convoqué son mari. Il lui a dit : “Tu retires ta plainte ou je t’égorge” », relate Karima Brini.

 

Cinq balles à bout portant

 

Selon elle, Refka Cherni était en colère contre les menaces de son mari, mais pas inquiète car elle ne vivait plus à son domicile. Hébergée par ses parents, la jeune femme devait retourner à l’hôpital, accompagnée par Karima Brini, et être prise en charge par une unité spécialisée. Le lendemain, elle ne répond plus au téléphone et retire sa plainte. Plusieurs témoignages font état de pressions familiales qui l’auraient dissuadée de continuer.

Un tel cas de figure est prévu par la loi 58 qui, pour protéger les femmes, prévoit la poursuite de la procédure en dépit du retrait de la plainte. Le mari de la victime reste pourtant en liberté. Vingt-quatre heures plus tard, Refka Cherni se rend à son domicile afin de prendre des affaires pour son fils qui fête ce jour-là son anniversaire. C’est là que son mari lui tire dessus : cinq balles à bout portant.

« Quand j’ai appris la nouvelle, j’étais très en colère. Je ne savais pas qu’on avait laissé son arme à cet homme ! J’ai décidé de poster un message sur Facebook pour raconter toute l’histoire de Refka », explique Karima Brini.

L’affaire ne va pas s’arrêter là. La militante est interviewée par de nombreux médias. Le sujet prend une ampleur nationale. Après son intervention dans une émission de grande écoute, Karima Brini est convoquée par le substitut du procureur pour être entendue comme témoin. Durant son audition, il lui est reproché de ne pas avoir signalé la menace dont Refka lui avait fait part, ce qu’oblige à faire l’article 14 de la loi 58.

 

65 000 plaintes déposées en 2019 et 2020

 

Le lendemain, le substitut du procureur l’accuse dans une déclaration à la presse d’avoir « dissimulé une information de la plus haute gravité dans l’affaire de Refka », provoquant l’ire de nombreuses associations, pour qui la justice refuse d’assumer ses responsabilités. Un communiqué commun est publié pour protester.

Pour Sarra Ben Said, directrice de l’association Aswat Nissa, il y a eu une défaillance au sein du système judiciaire et elle est révélatrice des problèmes d’accès à la justice pour les femmes victimes de violences. « Les victimes sont encore souvent confrontées à des difficultés lors du dépôt de plainte et beaucoup abandonnent la procédure en cours de route », rappelle-t-elle.

Les chiffres en témoignent. Lors d’une audition au Parlement le 20 mai, la ministre de la justice par intérim, Hasna Ben Slimane, a déclaré tout faire pour améliorer la prise en charge des femmes. Selon les chiffres qu’elle a avancés, la justice a traité 3 941 affaires en 2019 et 2020 concernant les violences faites aux femmes, dont 2 500 pour violences conjugales.

Or, selon le ministère de l’intérieur, 65 000 plaintes ont été déposées auprès des unités spécialisées. Dans la réalité, très peu de dénonciations débouchent sur de réelles poursuites en justice.

Hela Ben Salem, avocate et membre de l’Association tunisienne des femmes démocrates, estime que le procureur aurait pu ordonner des mesures préventives d’urgence après le dépôt de plainte de Refka Cherni. « Mais le parquet est resté réticent à l’application de l’article 26 de la loi, qui prévoit des mesures de protection. Pourquoi ? Les raisons multiples : il y a le manque de formation et la volonté de préserver la famille, en dépit des risques pour les femmes concernées », explique la juriste, qui dénonce le « conservatisme » de la justice.

Pour Monia Kari, à la tête de l’Observatoire national de lutte contre la violence à l’égard des femmes, dans l’affaire de Refka Cherni, « le procès devra être emblématique pour éviter que ça ne se reproduise ». Dans un premier temps, le drame a eu pour effet de libérer la parole. Le numéro vert du ministère de la femme dédiée aux signalements a vu le nombre d’appels augmenter juste après la médiatisation du meurtre de Refka Cherni, « surtout des appels de femmes de policiers qui, avant, n’osaient pas forcément parler des violences qu’elles subissaient », précise Mme Kari.

 

 

Lilia Blaise

(Tunis, correspondance

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

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