Récit – L’amitié américano-soviétique qui vainquit la polio

Alors qu’aujourd’hui on peine à imaginer une vraie coopération entre Joe Biden et Vladimir Poutine en matière de vaccin pour vaincre le Covid-19, l’Américain Albert Sabin et le Soviétique Mikhaïl Tchoumakov réussirent cet exploit dans les années 1950, en pleine guerre froide.

 

Entre les Etats-Unis et la Russie, ces dernières années sont synonymes de défiance et de confrontation. Guerre des mots, interférence dans les processus électoraux, la liste des contentieux est longue et a des relents de guerre froide. Même si la récente rencontre de Reykjavik entre Sergueï Lavrov et Antony Blinken a permis un léger dégel, les deux puissances, qui détiennent à elles seules plus de 90% de l’arsenal nucléaire mondial, sont loin d’être sur un mode coopératif. Or, si elles avaient uni leurs forces face au Covid-19 en s’appuyant sur leur grande tradition de recherche vaccinale au lieu de nourrir une méfiance et une rivalité sans borne, le monde irait peut-être mieux aujourd’hui.

Cette méfiance caractérise les relations entre la Russie et l’Occident: l’Agence européenne du médicament a récemment envoyé ses experts en Russie pour examiner les conditions de production du vaccin russe Spoutnik V. Une visite pour lever les doutes au sujet d’un vaccin dont le Kremlin a voulu précipiter l’usage avant même d’avoir procédé aux nécessaires tests cliniques. L’agence européenne devrait donner son verdict très prochainement. Quant à l’Amérique de Trump, son nationalisme vaccinal s’est avéré contre-productif.

 

Success-story

 

La présente situation contraste avec une success-story dont peu se souviennent. Au cœur de la guerre froide, le virologue américain Albert Sabin et son homologue soviétique Mikhaïl Tchoumakov réussissent l’impossible: s’affranchissant de la rhétorique guerrière des Khrouchtchev et Eisenhower, ils collaborent pour combattre un fléau qui ravage l’Amérique et l’URSS, mais aussi d’autres pays à travers le monde: la polio.

Le virologue soviétique Mikhaïl Tchoumakov avec son épouse Marina Voroshilova lors d’un voyage aux Etats-Unis en 1956. ©Bettmann 

 

Aux Etats-Unis, un scientifique réputé, Jonas Salk, a bien développé, au début des années 1950, un vaccin dit inactivé contenant des agents infectieux. Conséquence: l’épidémie de polio, qui avait eu comme illustre victime le président Franklin Delano Roosevelt, diminue, mais le vaccin est insuffisamment efficace pour éradiquer la maladie. Pire, en avril 1955, défectueux, le vaccin Salk fabriqué par les laboratoires Cutter provoque 40 000 cas de polio et des paralysies auprès de 200 enfants. Les autorités sont obligées d’interrompre la campagne de vaccination.

C’est là qu’intervient Albert Sabin. Virologue à l’Université de Cincinnati, cet Américain né en 1906 à Bialystok, une ville de Pologne qui appartenait à l’empire tsariste, puis à l’Union soviétique, développe un vaccin vivant atténué, beaucoup plus prometteur. Le temps presse. La polio continue de ravager le pays.

Mais Albert Sabin a un vrai problème. Le scandale Cutter a échaudé les autorités sanitaires. Il ne peut procéder aux essais cliniques de masse. C’est là que les destins de Sabin et Tchoumakov se croisent, deux scientifiques d’extraction modeste pour qui la recherche est une quasi-raison d’être. Tchoumakov est né en 1909 dans une modeste famille du Caucase. Avec d’autres scientifiques soviétiques, dont son épouse, Marina Voroshilova, il se rend aux Etats-Unis en janvier 1956. Le pouvoir de Moscou s’est quelque peu assoupli depuis la mort de Staline en 1953. Dans ses bagages, ou plutôt dans sa poche, Tchoumakov apporte un virus de la polio. Outre-Atlantique, il rencontre plusieurs virologues, visite des laboratoires. Le courant entre Sabin et Tchoumakov passe tout de suite.

 

KGB et FBI

 

Le fils de ce dernier, Konstantin Tchoumakov, qui a quitté la Russie en 1989 pour l’Amérique, se souvient: «Mon père passe plusieurs mois aux Etats-Unis. Sur sol américain, les scientifiques soviétiques sont contraints de se déplacer en train, pour des raisons de sécurité. Un agent du KGB les accompagne. Il y a un vrai lien entre Sabin et lui. Ils se font confiance. Sans cette amitié, rien ne se serait passé. La situation sanitaire est critique. Les deux pays ont intérêt à coopérer. Mon père avait pourtant contracté une méningo-encéphalite à tiques lors d’une expédition dans l’Extrême-Orient soviétique, qui laissera des traces: il perd 95% de son acuité auditive et son bras droit reste paralysé. Mais en Russie, un rêve se réalise: il a quasiment carte blanche. Il n’avait pas de hobby, il ne faisait que travailler.»

Après des interrogatoires poussés menés par le FBI, Albert Sabin a à son tour l’autorisation de se rendre en Russie. Le voyage, en juin 1956, cimente son amitié avec Tchoumakov. Ce dernier est convaincu que le vaccin Sabin est supérieur au vaccin Salk. En juillet 1958, le virologue soviétique écrit à son ami américain. Il lui demande de lui envoyer «la plus grande quantité possible de ses vaccins contre la polio» afin qu’il puisse les tester sur 300 000 enfants soviétiques. Des mois passent, puis cette missive de Tchoumakov à Sabin: «Au cours des trois derniers mois, j’ai constamment pensé à toi et à ton vaccin.»

Un scepticisme face aux vaccins américains

 

Mais le virologue moscovite n’a toujours pas l’autorisation d’effectuer des tests cliniques de masse. Son fils Konstantin, qui sera l’un des premiers vaccinés, explique: «En URSS, il y avait beaucoup de sceptiques. Pourquoi les Américains nous enverraient-ils leurs vaccins, se demande-t-on. De fait, mon père mène des tests cliniques en totale violation d’un ordre du Ministère de la santé. Pour contourner ce dernier, il recourt aux grands moyens. Il utilise le téléphone rouge pour appeler Anastase Mikoïan, un membre du Politburo, instance suprême du Parti communiste soviétique. Mikoïan lui donne le feu vert, même si ce n’est qu’informel.» Une campagne phénoménale de vaccination se met en branle. De janvier à mai 1959, Tchoumakov et ses collègues réussissent à faire vacciner près de 10 millions d’enfants dans 11 républiques soviétiques et au total quelque 77 millions de Russes. Aucun incident à déplorer.

 

Un «vaccin communiste»!

 

Le vaccin Sabin fonctionne à merveille, ce d’autant qu’il est administré à l’aide d’un sucre et non pas par injection avec une seringue. Moscou en fait bénéficier la RDA, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie. Dans un écrit datant de 1987, Albert Sabin le souligne: «Tout ceci a été une coopération de personne à personne entre des scientifiques soviétiques et moi-même, sans accord intergouvernemental durant une période aiguë de la guerre froide.» Le défunt historien Saul Benison a souligné l’ironie de cette histoire: «Les succès de Tchoumakov avec le vaccin de Sabin ont aidé à éradiquer la polio en URSS […]. Durant les années 1960, (celle-ci) est devenue le plus grand producteur mondial du vaccin Sabin», lequel était dénommé «vaccin communiste» hors des Etats-Unis!

Le succès est tel qu’un scientifique russe, Anatoli Smoridentsev, laissera croire dans le journal Izvestzia que le vaccin est une invention soviétique. Tchoumakov est furieux et exprime ses profondes excuses à son ami Sabin. Un an plus tard, à l’OMS à Genève, le vice-ministre soviétique de la Santé présentera ses sincères excuses et confirmera la paternité du vaccin à Sabin. La revue Scientific American écrit que leur travail en commun a permis «l’un des plus grands succès de la médecine du XXe siècle et sauvé d’innombrables vies dans le monde».

Aux Etats-Unis, le succès retentissant du vaccin… américain en URSS ne convainc pas tout le monde. Pour en avoir le cœur net, on envoie en Russie, via l’OMS, une chercheuse américaine, Dorothy Horstmann. Elle salue la qualité «excellente» des labos soviétiques. Les Russes ne boudent pas leur plaisir, aidant Cuba, l’ennemi juré des Etats-Unis, à éradiquer la polio en 1962. «Il était devenu impossible, pour la Food and Drug Administration (FDA, l’équivalent de Swissmedic), de refuser le vaccin», relève Konstantin Tchoumakov. Le vaccin sera homologué en 1962 et permettra de vaincre la polio aux Etats-Unis. Albert Sabin refusera de breveter son vaccin et en fera don à l’OMS en 1972 pour aider à éradiquer le fléau à l’échelle mondiale.

En 1963, Tchoumakov recevra le Prix Lénine, la plus haute récompense scientifique. Il écrira ces mots à Sabin: «Je suis navré que pour des raisons formelles, il n’était pas possible de te nominer… Je te considère comme l’un des principaux héros de cette aventure. Les virologues soviétiques et des millions de parents (te sont) éternellement reconnaissants.»

 

L’apport de Louis Pasteur

 

Entre Etats-Unis et URSS, la coopération scientifique dans le domaine médical est réelle entre la Première et la Seconde Guerre mondiale. Mais au début de la guerre froide, tout s’arrête. Les deux pays sont des superpuissances du vaccin. Elles établiront néanmoins une vraie collaboration pour éradiquer non seulement la polio, mais aussi la variole. Un fait qui n’étonne pas Andrew Kramer, correspondant du New York Times à Moscou: «Tout cela remonte à Louis Pasteur, qui créa des unités de vaccination contre la rage à l’époque tsariste. Elles sont restées et ont été développées à l’ère soviétique.» Pour le journaliste, si la coopération Sabin-Tchoumakov fut possible, c’est aussi parce que, «à l’époque, les sociétés pharmaceutiques ne jouaient pas un rôle aussi important qu’aujourd’hui. Les Etats étaient prêts à partager la propriété intellectuelle et à agir dans une démarche de santé publique globale.»

Autre ironie de l’histoire, Konstantin Tchoumakov, naturalisé Américain, officie actuellement comme directeur associé de la recherche à la FDA. Il y a développé une nouvelle méthode moléculaire pour contrôler la qualité du vaccin de la… polio. Il est venu une soixantaine de fois à l’OMS à Genève pour valider cette technique. Aujourd’hui, avec la réapparition de ce fléau au Pakistan, en Afghanistan et en Afrique alors qu’on le croyait éradiqué, le fils Tchoumakov est très critique: «L’OMS a commis une erreur: elle a cessé d’immuniser les adultes et enfants contre la polio. C’était stupide et irresponsable. La polio pourrait devenir la meilleure arme biologique de l’histoire, ironise-t-il. Or le vaccin anti-polio est utile pour de nombreuses autres maladies. Il réduit les autres causes de mortalité de 50%.»

Konstantin Tchoumakov reste persuadé qu’une coopération Moscou-Washington demeure possible en 2021. «Mon père et Sabin l’ont fait alors que, à l’ONU en 1960, Khrouchtchev menaçait d’enterrer les Américains…»

 

 

Stéphane Bussard

 

 

Source : Le Temps (Suisse)

 

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