Le Soudan empêtré dans le duel entre l’Égypte et l’Éthiopie

Les changements démocratiques au Soudan ont amené des inflexions de sa politique régionale. Coincé entre l’Égypte et l’Éthiopie, le pays se trouve entraîné dans de dangereuses confrontations qui portent aussi bien sur le partage des eaux du Nil que sur la délimitation de ses frontières.

Les jeux à trois sont toujours compliqués. Quand ils mêlent ressource vitale, instabilité politique, crise économique et incertitude géopolitique, ils peuvent devenir dangereux. Les bruits de bottes succèdent aux pourparlers sans résultat, et les proclamations de bonne volonté aux démonstrations de force. C’est exactement ce qui est en train de se passer dans le triangle Éthiopie-Soudan-Égypte. Les plus pessimistes redoutent une guerre, ou au moins des opérations militaires élargies, les plus optimistes pensent que cette crise — une de plus — sera comme les autres résolue, personne n’ayant intérêt à un conflit dans la région. L’autrice de cet article se gardera bien de prendre position.

Réalignement régional

 

En quelques mois, toutes les lignes dans la région ont bougé. Petit inventaire des changements majeurs. En Éthiopie, d’abord, Abiy Ahmed, premier ministre « réformateur » depuis 2018, et prix Nobel de la Paix en 2019, s’est montré incapable de calmer les forces centrifuges qui menacent l’unité du pays, et a déclenché une guerre interne contre la province du Tigré. Au Soudan, l’éviction d’Omar Al-Bachir il y a deux ans tout juste a rebattu les cartes entre militaires et civils, et les intérêts et alliances régionales du pays. Si les généraux gardent de puissants leviers, avec leur présence dans le Conseil de souveraineté, présidence collégiale, les civils qui tiennent l’exécutif à travers le gouvernement comptent bien être les maîtres du jeu. Enfin, l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche a remis un peu de rationalité dans les équilibres régionaux, ici comme ailleurs.

« On fait face à un réalignement régional, et le Soudan se retrouve au milieu de ce nouveau jeu, constate Kholood Khair, consultante et co-fondatrice du think tank Insight Strategy Partners. Il faut que le pays affirme sa politique étrangère. » Pour cela, il faut d’abord répondre à une question : qui, à Khartoum, dirige la politique étrangère ? Et donc, quelle est la ligne ? Comme dans d’autres domaines, par exemple celui des négociations de paix dans les différents conflits internes, les généraux entendent bien prendre la main et la garder. Ils ont fait semblant de croire que les relations extérieures relevaient du Conseil de souveraineté qu’ils président depuis sa mise en place. Selon la déclaration constitutionnelle d’août 2019 qui entérine le partage du pouvoir entre civils de la coalition révolutionnaire des Forces pour la liberté et le changement (FFC) et généraux du conseil militaire de transition (TMC) tombeurs d’Omar Al-Bachir, le Conseil de souveraineté, formé de cinq militaires et de six civils, est « la tête de l’État, le symbole de sa souveraineté et de son unité. » Il représente le pays à l’étranger. Pour autant, rien ne dit qu’il définisse la politique étrangère.

D’où « une compétition à fleurets mouchetés entre les deux », explique Omar Gamar Eldin Ismail. Cet ancien chercheur et activiste qui documenta pendant des années les atrocités de la guerre du Darfour, rentré d’un exil long de trente ans en août 2019, a été le ministre des affaires étrangères du premier gouvernement de la transition. Pour le deuxième, beaucoup plus politique, nommé en février 2021, Omar Gamar Eldin Ismaïl a cédé sa place à Mariam Al-Mahdi, cheffe de file du grand parti historique Umma. Il est aujourd’hui conseiller spécial et a gardé un bureau à la présidence du conseil. Il résume ainsi la bataille feutrée : « La composante militaire a essayé de mener la politique diplomatique du pays, alors qu’elle n’avait pas à le faire. Les civils, dans le Conseil de souveraineté, au gouvernement et dans les partis politiques, ont fait savoir que c’était hors de question. »

Civils et militaires à Khartoum

 

Ainsi, en février 2020, la rencontre secrète entre le général Abdel Fattah Al-Burhan, président provisoire du Conseil de souveraineté, et le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou à Entebbe (Ouganda) a provoqué un tollé côté gouvernement : outre la sensibilité de la question de la « normalisation » avec Israël, il s’agissait là d’un passage en force des militaires un peu trop visible.

Comment s’articulent les deux composantes du pouvoir soudanais face à la crise majeure déclenchée par les tensions avec l’Éthiopie ? Militaires et civils ne semblent pas diverger, pour l’instant du moins. Aux premiers les actions militaires, aux seconds les pourparlers. Il faut dire que la crise a elle-même deux faces en apparence indépendantes l’une de l’autre. L’une concerne le partage des eaux du Nil, vieux sujet de tension entre les États du bassin du fleuve. L’autre la guerre du Tigré, province éthiopienne rebelle, frontalière sur son flanc ouest avec le Soudan.

 

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Gwenaëlle Lenoir

Journaliste indépendante, spécialiste du monde arabe et de l’Afrique de l’Est.

 

 

 

Source : Orientxxi.info

 

 

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