Djaïli Amadou Amal, lauréate du prix Goncourt des lycéens : « Avec les livres, une petite graine d’insoumission a germé en moi »

Elle avait déjà créé la surprise en se hissant parmi les quatre finalistes du prix Goncourt 2020. Elle a de nouveau déjoué les pronostics en remportant le Goncourt des lycéens pour son dernier roman Les Impatientes (Emmanuelle Collas, 2020).

A 46 ans, l’écrivaine camerounaise Djaïli Amadou Amal a fait de la littérature une arme de libération et entend porter la voix des femmes du Sahel. Ses Impatientes brisent les tabous sur les mariages précoces qui coupent les ailes des petites filles et les enferment dans un état de soumission.

 

Lire aussi Djaïli Amadou Amal récompensée du prix Goncourt des lycéens pour « Les Impatientes »

Je ne serais pas arrivée là si…

 

Si je n’avais pas ouvert mon premier livre. Il a provoqué en moi une telle déflagration que j’en perçois encore les conséquences quelque quarante ans plus tard.

J’avais 7 ans, 8 ans peut-être. J’habitais Maroua, une petite ville du nord du Cameroun dénuée de livres et de bibliothèques. Il existait bien sûr quelques ouvrages scolaires, que peu de parents d’élèves avaient, d’ailleurs, les moyens d’acheter. Mais de vrais livres, je veux dire des livres pour rêver, pour penser, pour apprendre la vie, la terre, l’amour, la lutte, les autres, il n’y en avait point. On n’y pensait même pas.

Et puis voilà qu’un jour, jouant avec d’autres enfants chez des amies de ma mère, j’ai découvert un livre. Et la lecture est devenue la clé de mon existence.

Il faut nous parler de ce livre magique…

Je ne connais ni son titre ni son auteur. C’était probablement un livre pour enfants puisqu’il parlait d’une forêt enchantée peuplée de fées, quelque part en Irlande. Je me rappelle simplement qu’à la seconde où je l’ai ouvert il m’a happée et entraînée dans une autre dimension. Et lorsque je l’ai refermé, deux ou trois heures plus tard, je n’avais plus qu’une seule obsession dans ma vie : trouver d’autres livres.

Et, pour cela, j’étais prête à tout, y compris grimper à un arbre pour escalader un mur et puis me faufiler dans l’église catholique, moi, la petite musulmane, parce qu’on m’avait dit qu’elle recélait une petite bibliothèque.

J’avais peur et honte de trahir ainsi mon père. Mais l’envie était trop forte et le prêtre très sympa. Il m’a laissée emprunter tous les livres que je souhaitais et il est finalement devenu ami avec mon père qui était professeur d’arabe. Ma vie en a été bouleversée.

Comment ?

Laissez-moi d’abord vous planter le décor. A l’école primaire, nous étions une cinquantaine de filles pour une cinquantaine de garçons. Et puis, en secondaire, les filles disparaissaient peu à peu comme par enchantement. Elles n’avaient plus qu’un horizon : le mariage. Qu’un destin : la maternité. Il leur suffisait donc de savoir tenir une maison. A 14 ans commençaient les pressions familiales et la ronde des prétendants, les tractations, les fiançailles. Et mes copines quittaient l’école les unes après les autres en trouvant cela normal.

De toute façon, depuis leur plus jeune âge, on leur répétait : « Patience ! Soumets-toi, accepte tout, ne te plains pas. » Leur mère, leurs grands-mères, leurs arrière-grands-mères étaient passées par là. Aucune ne songeait à remettre en cause l’ordre immuable des choses. « Le paradis d’une femme, si elle sait obéir, se trouve aux pieds de son époux. »

Seulement voilà : moi, j’avais lu des livres. Et ils m’avaient montré que d’autres vies étaient possibles, que la tradition pouvait être questionnée, que les mariages précoces n’étaient ni bons ni justes, que la femme africaine méritait autre chose. Et que l’amour, quand on pense mariage, ne pouvait être valeur négligeable. Autant dire qu’une petite graine d’insoumission avait germé dans ma tête.

Quels étaient ces livres qui ont planté la graine ?

Il y en a eu de toutes sortes, car je lisais ce qui me tombait sous la main. Les Misérables, à l’école primaire. Puis toute l’œuvre de Racine, avant d’en avoir l’âge. Mon premier roman africain a été Sous l’orage [1953], de Seydou Badian, où l’on parle de mariage forcé et des fardeaux socioculturels sur les épaules des filles.

Lire aussi Les mariages précoces ruinent l’Afrique

C’est tout cet ensemble qui m’a fait penser un jour : ce qui se passe ici est anormal. Dès que j’avais eu 10 ans, des hommes avaient commencé à venir à la maison pour demander ma main. Je ne m’en souciais guère. Mais la farandole des prétendants venant me faire la cour s’est emballée. J’ai commencé à être harcelée.

Mon père n’était pas favorable à ces mariages précoces. Il voyait bien que j’étais une petite fille qui avait de l’ambition et qui avait même dit un jour, en regardant les informations à la télévision : « Un jour, c’est moi qui présenterai le journal. » Mais, en bon Peul, il se devait de respecter le pulaaku, cet ensemble de règles qui régissent notre société et font qu’on n’éconduit jamais un prétendant à sa fille. On se montre aimable et on lui dit « on va voir », ou bien « elle a 14 ans, elle aime encore aller à l’école, montre-toi patient ».

Mais l’étau, peu à peu, se resserre ?

Oui. Alors, quand mon père, inquiet de mes refus systématiques, m’a demandé un jour où j’en étais, j’ai suggéré de me fiancer avec le grand frère de copines de classe. Je gagnais ainsi du temps et je n’avais même pas à lui faire la conversation puisqu’il étudiait à l’étranger. J’ai donc continué l’école avec insouciance, fait de la radio, écrit des articles, présidé le club-journal de mon collège.

Jusqu’au jour où…

J’ai défilé, en tête de cortège et portant le drapeau du collège, devant la tribune des autorités de la ville (traditionnelles, religieuses, administratives) dressée pour la fête nationale. C’était un 20 mai. Le soir même, de nouveaux prétendants débarquaient à la maison. Et parmi eux, le maire. Marié, père de famille, âgé de plus de 50 ans.

Mon père a dit : « Désolé, elle est déjà fiancée. » Mais cet homme puissant a passé outre. Il est allé voir les oncles, les cousins, les collègues, le proviseur de mon père, le chef traditionnel, l’imam, tout ce que la ville comptait d’important. De son côté, ma mère a reçu mille pressions de son cercle d’amies. Et j’ai subi un chantage affectif effroyable. « Pense aux autres, ne mets pas la honte sur ta famille, etc. » Le 1er juillet, j’étais mariée.

Aviez-vous rencontré votre futur époux ?

Deux fois. La première fois, j’avais retiré mes lunettes de myope pour ne pas le voir. La seconde, j’avais fait une grosse éraflure sur sa voiture de luxe. Car il était très riche, on ne cessait de me le répéter tandis que je persistais dans mon refus de l’épouser.

Mes copines me disaient : « Arrête tes caprices ! Toutes les filles voudraient être à ta place. » J’allais avoir une belle fête de mariage, une villa pleine de bibelots, des pagnes, des bijoux, des domestiques. C’était pour elles le comble de la réussite.

Mais j’étais différente : les livres avaient dessillé mes yeux. Non, ce qui m’arrivait n’était décidément pas « normal ». Le jour du mariage, j’étais dans un tel état de sidération que je me croyais au cinéma. C’est quand la voiture s’est avancée pour m’emmener que j’ai pris conscience de la tragédie et me suis enfermée dans ma chambre : « Je refuse ! J’ai 17 ans ! Vous ne pouvez pas me marier à ce type ! » Peine perdue.

Et le mariage fut un désastre ?

J’ai sombré, accumulé les maladies psychosomatiques et fait, en cinq ans, plusieurs tentatives de suicide. Je n’ai jamais accepté mon sort ni le traumatisme du viol conjugal perpétré lors de la nuit de noces et tant de nuits suivantes. D’emblée, j’ai repoussé cet homme qui n’avait rien à faire dans ma vie. Je ne m’en suis sortie qu’en me saisissant un jour d’un agenda pour commencer à écrire ma vie. Ce fut ma thérapie.

J’ai écrit, écrit, écrit, noirci des centaines de page avec rage, encouragée par mon père à qui j’avais dit : « Soit tu acceptes que je rentre à la maison, soit je me suicide et je te jure que je ne me raterai pas. » Et à mon mari, j’ai lancé un matin : « Tu sais quoi ? Je te répudie ! » Il n’en a pas cru ses oreilles. « Tu es folle ? Depuis quand une femme peut répudier un homme ? » – « Eh bien ça commence aujourd’hui. » Ma mère en rigole encore.

C’était révolutionnaire !

C’était surtout très symbolique, mais qu’est-ce que ça m’a fait du bien ! Puis je me suis remariée avec un homme dont j’étais tombée amoureuse – bien qu’il soit polygame – et qui acceptait que je fasse des études. Pas celles dont je rêvais, mais celles qu’il exigeait. C’était le début de l’oppression. C’est allé de Charybde en Scylla. Cet homme était violent, et j’ai connu le cycle classique que vivent tant d’épouses : il frappe, il s’excuse, jure qu’il ne peut pas vivre sans toi, puis t’insulte et te rabaisse plus bas que terre.

Tu perds toute dignité, toute certitude, toute estime personnelle. Il t’emmène en voyage et l’entourage te trouve chanceuse. Mais toi tu crèves lentement, battue, violée, humiliée, car ton mari a tous les droits. J’ai enchaîné les maladies, spasmophilie, hypertension, diabète, une boule perpétuelle au fond de la gorge. Personne ne pouvait me comprendre.

Pas même la coépouse ?

La coépouse n’est ni une sœur ni une amie. La coépouse est une rivale et une ennemie. Elle ne souhaite que ta disparition dans son intérêt et celui de ses enfants. Quitte d’ailleurs à la provoquer. Bref, j’ai décidé de m’enfuir en confiant mes filles de 6 et 7 ans à ma mère, avant que mon mari les kidnappe. Tout lui était bon pour me faire revenir.

J’ai tenu bon, trouvé un travail, subi harcèlements et offenses, et puis je me suis inscrite à un atelier d’écriture de l’université de Yaoundé, où j’ai rencontré de vrais amis et où j’ai pu finir les manuscrits entamés pendant mes deux mariages.

Ceux qui m’avaient valu de recevoir sarcasmes et coups, et même, à plusieurs reprises, un ordinateur fracassé sur la tête. Mais j’avançais. Et quand s’est posée la question de publier mon premier livre – Walaande, l’art de partager un mari (Ifrikiya, 2010), au titre aguicheur pour les hommes, mais en réalité un pamphlet contre la polygamie –, j’ai surtout pensé à mes filles. Il fallait que j’incarne une voix suffisamment forte et influente pour pouvoir, le jour venu, m’opposer à leur mariage précoce et les arracher à ce système néfaste.

Alors qu’avez-vous fait ?

Je suis rentrée à Maroua, et j’ai organisé une dédicace publique en invitant le gouverneur. Pas moins ! Il a lu le livre en une nuit, fasciné parce que j’étais la première femme du Nord-Cameroun à écrire un livre. Et le lendemain, il était là pour m’assurer de son total soutien. Alors tout s’est emballé. La presse, les invitations, une bourse de l’ambassade des Etats-Unis. J’étais officiellement devenue la « voix des sans-voix ».

Celle des femmes battues, violées, bafouées, esclavagisées ?

Celle des filles qu’on a retirées, à 12, 13, 14 ans, de l’école, pour les marier, les plaçant sciemment dans une situation de dépendance économique propice à toutes sortes de violences. Celle des femmes privées de livres, enchaînées à des hommes qui ont sur elles tous les droits et se conduisent en maîtres de l’univers, quitte à avaler des cocktails explosifs pour prouver leur puissance sexuelle.

Elles sont devenues ma cause, mon obsession. Alors, en 2012, j’ai créé une association – Femmes du Sahel – pour sensibiliser les filles à l’importance de l’éducation, à l’intérêt d’apprendre un métier, à la nécessité de gagner leur indépendance économique.

Lire aussi Au Sahel, au-delà de la Journée des droits des femmes, des fillettes interdites d’enfance

Je vais les voir dans les villages, j’insiste sur leur droit à refuser une demande en mariage et je leur dis : « Je viens d’ici, j’ai la même culture, la même religion que vous ; et si j’ai réussi à devenir une écrivaine internationalement connue, vous pouvez vous aussi devenir ce que vous voulez. »

J’essaie d’être constructive. Je parraine des filles de milieu pauvre en leur offrant leur scolarité. Je crée plein de petites bibliothèques en zone rurale, là où les enfants n’ont jamais vu un livre et où les petites filles répondent systématiquement « maman » quand on leur demande ce qu’elles veulent faire plus tard. Que voudriez-vous qu’elles disent puisqu’elles ignorent tout du reste du monde ?

Comment les hommes perçoivent-ils ces initiatives ?

J’ai reçu beaucoup d’insultes et de menaces. Les femmes qui lisent font peur aux hommes. Il est même des diplômés qui refusent d’épouser leurs camarades étudiantes de l’université, leur préférant des filles de 15 ans qu’ils domineront plus facilement. Heureusement, il en est d’autres qui rêvent aujourd’hui d’épouses moins dépendantes.

« Qu’il est difficile, le chemin de vie des femmes ! », écrivez-vous dans le livre « Les Impatientes »…

Il est escarpé, périlleux, mais plein d’espoir, sinon je ne me battrais pas ! J’ai renversé le cours des choses. Mes filles de 19 et 20 ans sont à l’université. Je me suis remariée avec un ingénieur-écrivain avec qui j’ai eu d’autres enfants. Et le livre demeure au cœur de ma vie. Vous voyez ? Il ne faut jamais se résigner.

On nous apprend, depuis qu’on est petites, à nous sacrifier pour le bonheur des autres. Eh bien moi, j’ai un autre message à faire passer aux femmes : « Nous méritons également d’être heureuses. »

Annick Cojean
« Les Impatientes », Emmanuelle Collas, 240 pages, 17 €.
Source : Le Monde
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com
Quitter la version mobile