«Maîtresse d’un homme marié», la série sénégalaise qui donne aux femmes le pouvoir de narration

Entre valorisation de la culture du pays et mise en avant de sujets encore considérés comme tabous par la société, la fiction réalisée par la Sénégalaise Kalista Sy s’impose comme un vecteur de libération pour les femmes. La série trouve un écho jusqu’en Suisse

S’approprier le récit. C’est au moins l’une des raisons qui ont motivé la Sénégalaise Kalista Sy à imaginer la série Maîtresse d’un homme marié. Diffusée depuis janvier 2019 sur la deuxième chaîne du pays (2STV) à une heure de grande écoute, cette fiction met en scène cinq jeunes femmes, indépendantes et urbaines dans la société sénégalaise actuelle.

L’une entretient une liaison avec un homme marié tandis qu’une autre subit la violence d’un mari alcoolique. Viols, santé mentale et mariage forcé y sont également abordés. La fiction connaît un succès retentissant au Sénégal et dans l’Afrique de l’Ouest francophone, tout en suscitant l’ire des associations religieuses conservatrices.

Des femmes émancipées

 

«Je voulais raconter nos histoires de notre point de vue. Il était important que la narration revienne aux femmes et qu’elles mettent des mots sur ce qu’elles vivent réellement», lance Kalista Sy. Au fil des épisodes, les différentes femmes au centre de la série assument et revendiquent leur sexualité. Les échanges sont parfois francs. «Ce que j’ai entre les jambes, je l’offre à qui je veux», peut-on entendre au détour d’une conversation.

«J’ai mis des mots sur l’intimité des femmes. Une intimité que l’on ne montre jamais à l’écran, mais qui existe pourtant», relate Kalista Sy. «Si cela permet aux hommes de se rendre compte qu’ils ne sont pas les seuls à avoir des désirs, c’est très bien», poursuit-elle. Et la réalisatrice l’assure: «Les femmes sont déjà très émancipées au Sénégal. Rien ne leur interdit de mener la vie sexuelle qu’elles entendent, elles sont libres de se marier ou non. Aucune loi n’interdit tout cela. C’est la société qui pose un voile sur toutes ces questions», accentue-t-elle.

La série, dont l’entièreté des dialogues est en wolof, est disponible sur YouTube en VO sous-titrée en français et cumule des millions de vues. Visionnée dans une grande partie de l’Afrique de l’Ouest francophone, la série fait également réagir en Europe. «Beaucoup de jeunes établis en Europe et issus de l’immigration ont du mal à se projeter dans le pays où ils sont. Je souhaitais aussi leur montrer cette société africaine qui n’est pas si traditionnelle qu’on le pense. Elle est hybride et ça, c’est quelque chose de génial.»

Points de vue divergents

 

Maitresse d’un homme marié résonne en Suisse. «Feuilleton TV africain et subversion»: c’est l’une des thématiques qui ont été abordées en marge de l’exposition Africana, figures de femmes et formes de pouvoir, qui s’est achevée le 22 novembre dernier à Lausanne. En collaboration avec l’Unil, la Bibliothèque cantonale et universitaire a mis en lumière pendant plus de six mois les figures féminines de la littérature africaine.

«L’exposition était centrée sur la littérature publiée, donc des livres, mais nous souhaitions aussi aborder des médias plus populaires, qui circulent plus facilement. C’était l’occasion de découvrir ce qui se fait à travers d’autres moyens de communication, telle que la télévision», relate Christine Le Quellec Cottier, co-commissaire de l’exposition, professeure titulaire de littérature francophone à l’Université de Lausanne et coordinatrice du Pôle pour les études africaines en faculté des Lettres. «Deux doctorantes sénégalaises m’avaient parlé d’une série réalisée par une femme et qui suscitait un débat vif dans le pays. Nous avons donc décidé d’organiser une discussion autour de cette fiction»

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«Ce qui semble choquer avec ce feuilleton, c’est d’abord le titre, puis le fait de diffuser ce que beaucoup font, mais que personne n’ose vraiment dire ou montrer, dans une société où la pudeur est de mise», analyse Lucas Lador. L’étudiant en master de littératures de langue française, spécialisé en études africaines, était chargé d’animer la discussion du club de culture Les Braconniers à la Bibliothèque universitaire de Lausanne. Le jeune homme y a choisi de diffuser deux extraits des épisodes ayant reçu le plus de vues et de commentaires sur YouTube, et révélateurs des opinions divergentes qui entourent la série.

 

Valorisation d’une culture

 

Un épisode met en scène la cérémonie du Nguenté. Un baptême organisé en l’honneur d’un nouveau-né quelques jours après son arrivée. Thiebou yapp et coucous royal: les images dévoilent alors une profusion de plats, des invités festoient élégamment selon la coutume. On assiste à une véritable valorisation de la culture du pays. «Les pratiques collectives sont mises en avant, les tenues, les robes, et les coiffures mises en valeur. Tout ce qui est de l’ordre de la sociabilité et de la présentation de soi trouve un écho très fort sur place, la population sénégalaise peut s’identifier», souligne Christine Le Quellec Cottier.

Une autre scène a, elle, suscité plus d’émois dans le pays. On y découvre Cheikh et sa seconde épouse. Ce dernier la hisse sur son épaule avant de la jeter virilement sur un lit parsemé de pétales de rose. Le couple gloussant s’enlace, la porte se ferme sur la scène intime. Des images jugées outrancières, qui avaient poussé l’ONG religieuse Jamra à saisir le CNRA, gendarme de l’audiovisuel, afin d’interdire la diffusion de l’épisode.

«Dans cette scène, une porte se ferme, mais elle s’ouvre en réalité sur tous les fantasmes. Les associations religieuses se sont offusquées alors que les telenovelas, qui font un tabac en Afrique de l’Ouest, multiplient pourtant ce type de scène de manière bien plus impudique, étaye Lucas Lador. Mais là, ce qui dérange, c’est qu’on décrit la société sénégalaise. Et les femmes y deviennent actrices de leur propre vie.»

Une saison 3 de Maîtresse d’un homme marié est en cours de préparation. Mais pas question pour Kalista Sy de nous dévoiler l’intrigue: «Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’on va aimer toutes ces femmes, les détester, les comprendre et les trouver intelligentes.»

Marie-Amaëlle Touré
Source : T Afrique (Suisse)
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