En Afrique aussi, les femmes préfèrent la médecine aux sciences de l’ingénieur

« En Afrique, la science au féminin » (1/3). Si les femmes restent minoritaires dans la recherche africaine, en particulier dans les sciences de la matière, elles sont de plus en plus nombreuses à l’université.

Elles restent des invisibles. Alors que le continent compte un tiers de femmes dans sa communauté de chercheurs, aucune femme africaine n’a reçu de prix Nobel pour ses travaux scientifiques. Et pourtant, elles ont ouvert dans l’ombre de multiples champs de recherches qui feront avancer leur région. Travailler sa notoriété, sa mise en avant, sa communication restent des étapes que n’osent pas encore franchir les chercheuses africaines.

En zone subsaharienne, « les femmes sont très conditionnées à faire des enfants et à se marier, pas à faire carrière dans les sciences. Alors quand elles échappent à cette obligation sociale, elles doivent encore réussir à se persuader qu’elles sont assez intelligentes pour réussir », observe Raïssa Malu, physicienne de formation et consultante internationale en éducation à Kinshasa.

 

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Car une fois les études lancées, il leur restera encore à affronter les comportements sexistes des autres étudiants, des professeurs puis des collègues. Et il suffit parfois de détails triviaux comme l’état désastreux des toilettes dans certaines universités congolaises, ajoute Raïssa Malu, pour que certaines fassent demi-tour.

Globalement, les obstacles qu’affrontent les femmes africaines sont donc du même ordre que dans le reste du monde, analyse Alexandra Palt, la directrice Générale de la Fondation L’Oréal. Et pour cette militante de la science africaine au féminin, il faut éviter « de dénoncer le sexisme dans les autres sociétés, en ignorant celui qui est sous nos yeux ». Il est même essentiel d’« éviter tout discours néocolonialiste, en reconnaissant que le rôle des femmes est certes genré en Afrique où il existe de la discrimination et du harcèlement, mais que c’est aussi le cas en Europe », insiste-t-elle. A des degrés qui diffèrent d’une zone à l’autre, certes. Et d’une discipline à une autre.

 

Se bagarrer depuis l’enfance

 

Développeuse camerounaise qui vient d’avoir un premier enfant à 34 ans, Danielle Akini regrette que, trop souvent encore, une carrière scientifique soit perçue comme incompatible avec une vie de famille. « C’est vraiment dur », témoigne celle qui se bagarre depuis son enfance pour étudier et s’imposer dans le secteur très masculin de l’informatique.

« Être enceinte a changé beaucoup de choses à mon emploi du temps, mais pas le fait que je doive rester compétente. Et cette obsession se poursuit depuis la naissance de mon enfant. Nous, les femmes, assumons la charge des enfants, en ayant bien plus à prouver que les hommes sur le plan technique. Il faut en être bien consciente », précise-t-elle. Sans compter que dans son domaine l’informatique, les technologies évoluent bien trop vite pour « décrocher quelques années, le temps de faire des enfants ! », ajoute l’ingénieure.

 

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Peut-être l’une des raisons pour lesquelles les femmes s’orientent rarement vers sa discipline, estime Danielle Akini. « Quand j’ai commencé à chercher du travail, j’ai d’ailleurs été très mal reçue. On n’imaginait pas des Camerounais créer des applis, et encore moins des Camerounaises. Ça ne se faisait pas d’embaucher une fille dans une équipe de développeurs. Ici, quand une femme dit qu’elle fait de l’informatique, on pense juste qu’elle sait utiliser Word. »

Alors que la jeune femme maîtrise un panel de langages informatiques variés, du C au Java, elle n’a tout d’abord reçu que des offres de secrétaire, au mieux de commerciale : « J’ai ramé pendant six mois et fini par proposer à une entreprise de faire un stage non rémunéré. Je faisais le même travail que les autres, mais gratuitement. Je codais sur mon propre ordinateur et je payais ma connexion Internet. » Ses efforts ont fini par payer et la jeune femme a été embauchée comme développeuse avant qu’elle ne lance sa propre entreprise de robotique où la moitié de ses employés sont des femmes.

 

Plus de 30 % de chercheuses

 

Car les diplômées sont bel et bien là sur le marché continental. En plus d’une petite ouverture des écoles d’ingénieurs, l’Afrique subsaharienne compte 31,3 % de femmes dans les rangs de ses chercheurs. En valeur absolue c’est peu, puisque seuls 2,4 % des scientifiques mondiaux sont sur ce continent.

Mais pour l’équilibre des genres, l’Afrique a même l’avantage avec 2 % de plus de femmes que la moyenne mondiale de la répartition entre chercheurs et chercheuses. Avec des disparités entre les pays. Et si l’Afrique du Sud, Maurice et le Centrafrique figurent parmi les meilleurs élèves, avec respectivement 45 %, 41,9 % et 41,5 % de femmes scientifiques, le Togo (10 %), la Guinée (9,8 %) et le Tchad (4,8 %), sont, eux, bien loin derrière.

 

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En matière de choix des disciplines, l’informatique n’est d’ailleurs pas le seul domaine qui rebute les femmes. Les sciences de la matière, significativement nommées « sciences dures », sont aussi souvent perçues comme des matières plus masculines, alors que les sciences de la vie, santé et biologie, relèvent davantage du « care », du soin d’autrui, auquel les petites filles sont conditionnées. « Les femmes sont là pour s’occuper des autres, analyse Elisabeth Carniel, directrice du Centre Pasteur du Cameroun. On s’occupe du mari, des enfants, mais aussi des malades à l’hôpital et des enfants à l’école. Combien d’hommes parmi les infirmiers ? »

A l’inverse, quand les femmes se risquent à devenir mathématiciennes ou physiciennes, elles se voient reprocher d’abandonner leur féminité. « L’an dernier, lors d’un gala pendant la Semaine des sciences de RDC, que j’organise à Kinshasa, on avait fait mis en avant huit chercheuses, raconte Raïssa Malu. On les avait appelées nos « Amazones des sciences ». En les voyant monter sur scène, une personnalité dans le public m’a dit : “Pourquoi on empêche nos filles d’aller dans ces domaines puisque, finalement, elles peuvent être belles et intelligentes !”»

 

L’émancipation, une « lutte perpétuelle »

 

Peu à peu donc, on sort des clichés. Portées par des initiatives comme le Prix Jeunes Talents Afrique subsaharienne L’Oréal-UNESCO Pour les Femmes et la Science qui récompense depuis 11 ans 20 doctorantes et post-doctorantes à travers le continent, la Semaine des sciences de RDC et beaucoup d’autres, comme le collectif DiaspoReines qui promeut l’entrepreneuriat féminin numérique en Afrique, les femmes africaines osent de plus en plus s’aventurer vers les sciences.

« Les petites filles ont des modèles comme moi, des femmes qui font de l’informatique qui leur montrent que c’est possible, se réjouit Danielle Akini. J’entends même de plus en plus d’hommes avouer qu’ils préfèrent désormais recruter des femmes. Elles sont considérées comme plus fiables que les hommes, mieux organisées et moins arrogantes. » Car sans tomber dans une lecture de la société selon le genre, la complémentarité des approches reste essentielle pour que l’Afrique avance rapidement.

 

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« J’ai l’impression qu’un mouvement de fond commence à s’installer », confirme Annick Suzor-Weiner, vice-présidente de l’Association pour la promotion scientifique de l’Afrique. D’après la physicienne, l’accès des filles aux études scientifiques passe d’abord par le développement économique et « l’installation dans la plupart des pays en développement, d’une classe moyenne où les jeunes filles sont moins prises par les tâches ménagères, et où les familles soutiennent davantage les études, est la clé des avancées ». Et si l’émancipation des femmes est une « lutte perpétuelle », ajoute-t-elle, « il se peut même bien qu’en Afrique, ça aille plus vite qu’ailleurs ».

Restent les coups de frein inattendus dans le processus. Alors que les femmes africaines commencent doucement à oser les sciences, la pandémie mondiale vient freiner cet élan. Un crève-cœur pour ceux qui œuvrent depuis des années à cet éveil, comme la Fondation L’Oréal.

« Il y a clairement un impact genré de la pandémie de Covid-19, reconnaît Alexandra Palt. En Europe, on voit bien que les mères sont plus régulièrement accaparées par les obligations familiales que les hommes, qu’elles ont moins de temps pour travailler et voient donc leur productivité se réduire davantage que leurs confrères masculins. » Sans compter le recul éducatif : lorsque la pandémie sera passée, explique-t-elle, « beaucoup d’enfants ne retourneront pas à l’école, et la plupart seront des filles ».

Marine Jeannin

(Accra, correspondance)

Source : Le Monde

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