Djaïli Amadou Amal: «J’ai décidé de protéger mes filles»

Elle est la surprise de la dernière sélection du Goncourt 2020. Rencontre, par écrans interposés, avec cette écrivaine camerounaise, militante fervente pour le droit des femmes, en lice avec un roman de combat, «Les Impatientes»

A Douala, c’est la fin des pluies et le début de la saison sèche. Dans cette ville où vit la romancière et militante Djaïli Amadou Amal – avec son troisième époux, lui aussi écrivain –, la poussière se répand, dit-elle, s’excusant d’une petite toux. Nous parlons d’écran à écran, mais cette Camerounaise était il y a peu à Morges au Livre sur les quais: «C’est tellement beau et calme. On s’y sent bien, en paix.»

Depuis, grâce à son roman Les Impatientes, Djaïli Amadou Amal vit une aventure étonnante. «Nous serons peut-être interrompues, j’attends des nouvelles du consulat de France.» Elle qui est arrivée de façon inespérée, seule femme, seule Africaine, seule militante, dans le dernier carré des prétendants au Goncourt, veut s’envoler pour Paris. Le prix devait être proclamé le 10 novembre, il est différé tant que les librairies sont fermées. Qu’importent les restrictions dues à la pandémie, Djaïli Amadou Amal veut venir pour ce prix, pour parler de son livre – déjà Prix Orange en Afrique –, pour appuyer sa participation au Goncourt des lycéens.

 

Histoire de mots

 

Si Djaïli Amadou Amal vit aujourd’hui à Douala, elle est née en 1975, comme les trois héroïnes des Impatientes, à Maroua au nord du Cameroun, dans une famille peule sédentarisée. Avec les siens, elle parle le fulfudé, la langue d’Amadou Hampâté Bâ, précise-t-elle non sans fierté, mais elle a toujours écrit en français. Son histoire est une histoire de mots, de parole, de lecture et d’écriture. Si elle est aujourd’hui une romancière reconnue au Cameroun, si elle peut militer activement pour les droits des femmes dans les régions peules, si elle est publiée en France et en lice pour le Goncourt, c’est aux livres et à son écriture qu’elle le doit.

Trois voix se succèdent dans Les Impatientes. Ramla, Hindou et Safira sont aux prises avec la grande affaire des femmes dans la société peule musulmane: le mariage. La coutume veut que les jeunes filles se fiancent et se marient très jeunes, se voient imposer un conjoint par les hommes de leur famille, soient exhortées à l’obéissance par les femmes et se retrouvent souvent condamnées à souffrir en silence auprès d’hommes violents, abuseurs, impérieux, en rivalité avec d’autres épouses. Si elles n’optent pas pour la fugue ou le suicide, elles sont souvent répudiées au bout de quelques années et se retrouvent alors sans ressources.

Une condition très dure que Djaïli Amadou Amal raconte de l’intérieur dans Les Impatientes, donnant la parole à deux très jeunes sœurs et à une épouse menacée par l’arrivée d’une jeune coépouse. Donner à ressentir, décrire vraiment ce que vivent les femmes, mais aussi les hommes soumis à ce régime, tel est le projet de l’écrivaine.

La famille de Djaïli Amadou Amal ressemblerait-elle à celle des deux sœurs du roman? «Un tout petit peu oui, un tout petit peu non. Oui, parce que j’ai grandi dans une grande concession, que je viens d’une grande famille avec beaucoup d’oncles et de tantes et qu’à force nous avons des liens de parenté avec presque toute la ville. Aussi, l’enfant n’est pas seulement celui de ses parents, mais celui de toute une communauté. Non, parce que mon père est instruit, a fait du droit, était professeur, tandis que ma mère est Egyptienne, même si une de mes tantes paternelles a joué le rôle d’une seconde maman, l’une nous poussant vers la tradition arabe, l’autre vers la tradition peule. Mon père n’était pas macho et mes parents souhaitaient que tous les enfants – nous étions deux filles et trois garçons – soient scolarisés.»

 

Harcèlement des prétendants

 

Son enfance est marquée par les livres, «une passion, dès l’âge de 8 ans». Au sein de sa communauté, pas de bibliothèque. Mais la fillette apprend que la mission catholique en a et s’introduit clandestinement dans l’église. Son père l’apprend et lui enjoint d’entrer par la grande porte: «Les prêtres m’ont bien accueillie, sourit-elle. Ils sont même devenus amis avec mes parents.»

Pourtant, à 14 ans, Djaïli Amadou Amal est fiancée. «Les pesanteurs socioculturelles se sont manifestées avec le début des discussions sur le mariage et le harcèlement des prétendants.» A l’époque, dit-elle «je n’avais pas encore développé de goût pour la révolte. Beaucoup de filles de mon âge étaient mariées ou fiancées, cela me semblait normal. Mon fiancé était une sorte de petit ami, je l’aimais bien. Il étudiait aux Etats-Unis, ses sœurs étaient mes meilleures amies.»

A 17 ans, sa vie prend soudain une autre tournure, lorsque des oncles décident de la «donner» à un homme politique de plus de 50 ans. «Mon père n’était pas d’accord mais n’a rien pu faire. Ma vie s’est effondrée. On me disait: «C’est ton destin, accepte-le.» Quand j’ai été mariée, quelque chose s’est brisé.» Elle obtient de pouvoir continuer à aller au lycée, mais vit très mal ses noces, tente des fugues, envisage le suicide. «Après trois ou quatre ans de mariage, j’étais désespérée; j’ai pris un agenda et je me suis mise à raconter ce que je vivais. Je ne me sentais bien qu’en écrivant. J’ai mis dix ans à achever mon manuscrit. Je ne l’ai jamais publié.»

 

Voix des sans-voix

 

Djaïli Amadou Amal parvient à quitter ce premier époux et tombe amoureuse d’un homme polygame. «J’ai décidé de vivre cet amour-là. Nous nous sommes mariés et j’ai eu deux filles. Cet homme s’est avéré brutal, violent, oppressant. Ce mariage était exactement comme dans mon roman, très dur, sans aucune place pour la femme.» Lorsque l’une des jeunes filles de la maison est forcée de se marier, Djaïli Amadou Amal réagit. «Ça a été un déclic. Et mes filles, me suis-je dit, lorsqu’elles auront cet âge-là, elles vont vivre la même chose! Qu’est-ce que je ferai? Je pourrais supporter qu’il me frappe, d’être réduite au silence, d’enterrer mes rêves, mais je ne pourrais pas supporter de voir mes filles vivre ça! Je me suis enfuie vers le sud. J’avais décidé de devenir quelqu’un de fort, pour pouvoir protéger mes filles.»

 

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Commence alors une dure quête d’indépendance. La jeune femme possède un petit diplôme décroché durant son premier mariage, elle travaille mais se fait harceler sans cesse, notamment par la famille de son mari. Un jour de désespoir, elle vend ses bijoux en or, s’achète une chaise, une table, un ordinateur. «J’ai écrit mon premier roman, Walaandé, l’art de partager un mari (Ifrikiya, 2010). Quand j’ai publié ce livre, je suis rentrée dans le nord, chez les miens, et j’ai dit: voilà ce que je ressens. Tout est parti de là.»

Depuis, les succès s’enchaînent pour Djaïli Amadou Amal. Un autre roman paraît, puis ce troisième, Les Impatientes, repéré par une éditrice française. Dans chacun d’eux, elle fait parler des femmes mais aussi des hommes, dénonçant les impasses et les souffrances qu’inflige sa tradition; elle y raconte aussi les singularités et la beauté de la culture peule. Elle a trouvé des soutiens, un public; des autorités, des ambassades, des ONG se sont engagées à ses côtés. «On m’a surnommée la voix des sans-voix. J’ai atteint mon but. Je voulais en quittant mon mari que mes filles puissent avoir une maman forte. Grâce à mon roman, j’ai été écoutée, lue, soutenue, j’ai pu parler. Et leur père l’a compris. Aujourd’hui, mes filles continuent leurs études au plus haut niveau.»

En parlant de l’association Femmes du Sahel qu’elle a fondée, Djaïli Amadou Amal est enthousiaste. Suivi scolaire, causeries éducatives, prêches auprès des parents, des chefs traditionnels et religieux, microbibliothèques, microcrédits, son association se démène pour améliorer la condition des femmes. Et les livres, dont les siens, sont au cœur de ses combats.

Quand il déchire mon corsage, je le mords farouchement. Il retire sa main d’où perlent des gouttes de sang. Furieux, il se met à me frapper. Je crie, je me débats, quand un coup violent m’assomme, et je tombe en travers du lit

  Djaïli, Collas

 

Roman
Djaïli Amadou Amal
Les Impatientes
Emmanuelle Collas, 252 pages

Eléonore Sulser

Source : Le Temps (Suisse)

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