Présidentielle en Côte d’Ivoire : une élection aux deux visages, symbole d’un pays divisé

Boycottée par Henri Konan Bédié et Pascal Affi N’Guessan, l’élection présidentielle du 31 octobre a été marquée par de nombreux incidents. Au moins cinq personnes sont mortes.

Il faut le voir pour le croire. En cette fin d’après-midi à Abidjan, l’autoroute du Nord, si aisément encombrée, est totalement vide. Pas une voiture à l’horizon. Pas un camion sur le bas-côté, ni de véhicule de transport déchargeant ses passagers. Il faut bifurquer sur la droite et prendre la direction de Yopougon pour retrouver une légère activité. Avec son gros million d’habitants et ses 489 876 électeurs, la commune tentaculaire est un condensé de la Côte d’Ivoire, mosaïque de populations et laboratoire du vivre-ensemble. Ce 31 octobre, elle est également à l’image d’un pays qui, s’il n’est pas coupé en deux, semble drôlement divisé.

Il est 17h30. Les opérations de vote sont sur le point de s’achever au groupe scolaire William Ponty. Le centre le plus important de Yopougon est situé dans une zone hostile au pouvoir. Dans l’un des seize bureaux de vote, les deux agents de la Commission électorale indépendante (CEI) s’ennuient ferme.

Au bureau de vote du groupe scolaire groupe scolaire William Ponty, à Yopougon, quelques instants avant la fermeture, ce 31 octobre.

« Depuis le début de la journée, nous n’avons eu que six votants sur les 432 personnes inscrites », lâche l’un d’eux en pianotant sans entrain sur son téléphone. Pas plus d’excitation dans la voix de l’assesseur de Kouadio Konan Bertin, l’un des rares déployés sur le territoire, conscient de faire autant figuration que le candidat qu’il représente. « On fait ce qu’on peut », glisse-t-il.

 

D’un quartier à l’autre, l’ambiance bascule

 

Dans de nombreuses zones de Yopougon, les scènes se répètent : peu de monde dans les bureaux de vote, la cohue dans les boulangeries. Seulement voilà, d’un quartier à l’autre, l’ambiance bascule très vite. Port-Bouët 2 est un fief d’Alassane Ouattara. Tôt le matin, de longues files d’attente se sont formées à l’école Plateau. Troisième mandat ou pas, on a fait bloc derrière le chef de l’État ivoirien, se mobilisant jusqu’à la clôture du vote.

 

 

Ici, le taux de participation avoisine les 80 %. « Takokélé [version malinké du coup K.O] », crie Djibril, un imposant chauffeur routier qui « assure la sécurité » avec quelques amis plutôt musclés. « Il ne va rien se passer. Qu’ils essaient de venir, ils auront à faire à nous ! »

Car face aux menaces de l’opposition qui appelle à la « désobéissance civile », les partisans du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP, au pouvoir) se sont organisés. Des dizaines de « gros bras » ont parcouru les centres de vote de la capitale économique, parfois avec la complicité des forces de sécurité, pour décourager les plus téméraires.

 

Les deux visages du scrutin

 

L’après-midi touche à sa fin quand la tension monte brusquement dans le quartier Kouté, non loin du palais de justice de Yopougon. On accuse des jeunes armés d’être venus attaquer les habitants. Des affrontements éclatent. Deux voitures sont incendiées et, à la nuit tombée, tous les accès au quartier sont bloqués par des barricades. Devant, des dizaines de jeunes montent la garde.

Les deux visages de ce scrutin contestés se sont affichés dans les autres communes d’Abidjan. En scrutant les rues animées d’Abobo, les embouteillages en moins, Moses, cafetier, s’est cru « un jour de fête ». Dans ce fief du RHDP, dont le maire n’est autre que le Premier ministre, Hamed Bakayoko, les électeurs se sont déplacés nombreux.

Le Premier ministre ivoirien, Hamed Bakayoko, lors de la présidentielle du 31 octobre 2020, à Abidjan.

 

Dès 6 heures du matin, plusieurs dizaines d’entre eux patientaient devant le portail de l’école Anador, plus important lieu de vote de la commune, la plus peuplée d’Abidjan avec 1,5 million d’habitants. Pour l’ambiance, quelques femmes, supportrices d’Alassane Ouattara qui donna ici son dernier meeting de campagne jeudi, entonnaient des chants en brandissant leurs cartes d’électeurs : « Allez voter, y a pas palabres ! »

A la sortie du bureau de vote du collège d’Anador (Abobo), le 31 octobre 2020.
À Koumassi, l’affluence était plus contrastée. L’effervescence constatée dans la cour de l’école Mondon tranchait avec celle de l’école Sainte-Thérèse, totalement désertée. « Ici, environ la moitié des 4000 inscrits ont déjà voté », affirmait à la mi-journée Abdouramane Guindo, conseiller municipal RHDP, en observation à l’école Mondon.

Même satisfaction dans le groupement scolaire BAD du quartier « Abattoir » de Port-Bouët. Sita Koné, elle aussi observatrice pour le RHDP, avait le sourire : « Nous avons fait une campagne de porte-à-porte, ça a payé. Beaucoup de jeunes se sont inscrits. Nous avons ouvert deux bureaux supplémentaires ici. »

Nous avons eu une trentaine de votants sur 412 inscrits

 

Mais là aussi, l’affluence n’était pas la même d’un lieu de vote à l’autre. Au même moment, certains bureaux du groupement scolaire Selmer étaient vides. « Nous avons eu une trentaine de votants sur 412 inscrits », affirmait un peu avant 14 heures Mohamed, assesseur.

 

À Adjamé, commune commerçante habituellement très animée et particulièrement embouteillée, beaucoup de vendeurs avaient choisi de baisser le rideau. Devant l’école Saint-Bernard, située dans une ruelle en terre, dans le nord de la ville, des gendarmes et des policiers se tenaient devant la porte. « Il y avait des bruits, on s’est préparé en conséquence », expliquait Moussa Traoré, responsable du lieu qui comptait huit bureaux.

Au Lycée Sainte-Marie de Cocody, l’effervescence est vite retombée après le passage du chef de l’État en fin de matinée. Au moment d’entamer le dépouillement, l’un de ses bureaux ne comptabilisait que 77 votants sur 418 inscrits. Enfin, l’élection n’a pas pu aller à son terme dans le village ébrié de Blockhaus en bord de lagune. Dans la matinée, des jeunes avaient érigé un barrage près des deux centres de vote, empêchant les électeurs de s’y rendre. Le matériel électoral a dû être délocalisé.

Alassane Ouattara vient de voter, le 31 octobre 2020, lors de la présidentielle ivoirienne.

 

« Globalement, la participation a été très faible à Abidjan. Sur l’ensemble du territoire, on oscille entre des zones où le taux a été vraiment bas et d’autres où les électeurs se sont mobilisés notamment dans le Nord », confie un membre d’une mission d’observation électorale indépendante.

Selon nos sources, des observateurs ont parfois constaté certaines incohérences sur les taux de participation affichés après le dépouillement. « Dans un bureau de vote d’une ville proche d’Abidjan, il y avait 300 bulletins dans l’urne, alors que seulement 30 personnes avaient émargé. Ce n’est pas un cas isolé », affirme une source diplomatique.

 

Incidents dans le Centre et le Sud

 

Si le scrutin s’est déroulé dans le calme à Abidjan et le nord du pays, plusieurs incidents ont eu lieu dans différentes villes et localités du Centre et du Sud. Les opérations de vote y ont été fortement perturbées. À Botro (Centre), un manifestant est mort et plusieurs personnes ont été blessées dans des affrontements entre la population et les forces de l’ordre.

Les deux ou trois prochaines semaines seront déterminantes pour l’avenir du pays

À Yamoussoukro, des barricades ont été érigées dans différents quartiers, où des heurts ont éclaté faisant un mort. Les affrontements à Tiébissou, où l’un des axes de circulation était bloqué, ont fait 4 morts et 27 blessés, selon le maire. À Zaranou (Est), l’antenne de la CEI locale a été incendiée. Dans le village de Téhiri, près de Gagnoa (à environ 100 km au nord-ouest d’Abidjan), des manifestants s’en sont pris au matériel électoral, avant que des jeunes munis de machettes ne les affrontent. Enfin, à Bocanda, dans la région de Daoukro, des individus ont saccagé des bureaux de vote, tout comme à Vavoua, dans le centre du pays, où du matériel de la CEI a également été endommagé.

 

 

« Depuis dix jours, la contestation s’est renforcée dans les zones rurales, notamment en pays baoulé. Le nombre de routes barrées a été multiplié par deux ou trois. Les deux ou trois prochaines semaines seront déterminantes pour l’avenir du pays », estime une source sécuritaire.

Le jour le plus long s’est donc achevé. Le ciel n’est pas tombé sur la tête des Ivoiriens, mais le pays n’est pas plus avancé, empêtré dans ses querelles de leadership, victime de l’intransigeance de ses hommes politiques, alors que pointe le spectre du repli communautaire. Recroquevillés sur leurs positons, les camps se répondent sans jamais s’écouter. Le bras de fer se prolonge. Difficile de dire qui en sortira vainqueur. Pas forcément les Ivoiriens.

Florence Richard et Vincent Duhem

à Abidjan

Source : Jeune Afrique

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