Le « New York Times » et l’affabulateur qui se disait jihadiste

Le quotidien new-yorkais, pourtant référence en matière de fact-checking, admet avoir accrédité les affabulations d’un Canadien qui n’aurait jamais mis les pieds au Moyen-Orient.

Octobre 2020 restera dans l’histoire du « New York Times », fondé 169 ans plus tôt, comme l’un des mois les plus éprouvants pour la crédibilité de cette institution de la presse américaine. Shehroze Chaudhry, un Canadien de 25 ans qui prétendait avoir combattu dans les rangs de Daech en Syrie sous le surnom d’Abou Huzayfa, a en effet été arrêté par la police fédérale, non loin de Toronto. Mis en examen pour « incitation à craindre des activités terroristes » sur la base d’informations fabriquées (hoax), il risque jusqu’à cinq ans de prison pour ses affabulations. Or Abou Huzayfa a été, avec ses récits glaçants de décapitation et ses témoignages « de l’intérieur » de Daech, une des sources principales de reportages du « New York Times » sur l’organisation alors dirigée par Abou Bakr al-Baghdadi.

UNE DERIVE SENSATIONNALISTE

Rukmini Callimachi est depuis 2014 la spécialiste des enquêtes du « New York Times » sur la mouvance jihadiste. Journaliste expérimentée, elle a débuté sa carrière comme freelance en Inde en 2001 et a, entre autres, dirigé le bureau de l’Associated Press pour l’Afrique occidentale (son travail sur des documents internes à Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), découverts à Tombouctou en 2013, lui avait alors valu une nomination au prix Pulitzer).  En 2016, elle avait été la première à publier une investigation approfondie sur l’Emni, le service de « sécurité » de Daech, chargé entre autres d’organiser des attentats sur le continent européen. Deux ans plus tard, le podcast « Caliphate » de Callimachi, diffusé sur dix épisodes, est une des émissions-phares censées marquer le tournant du « New York Times » vers de nouveaux supports multimédias.

Shehroze Chaudhry, alias Abou Huzayfa, est l’un des témoins les plus retentissants de cette série sur les horreurs perpétrées par Daech. Il est vrai qu’il fournit complaisamment tous les détails qui permettent à l’auditeur américain de mieux se figurer une telle barbarie. L’importance accordée à cette seule source avait conduit la direction du « New York Times », peu avant le lancement de « Caliphate », à mobiliser des ressources conséquentes pour s’assurer de la fiabilité d’Abou Huzayfa. C’est ainsi que le journaliste indépendant Derek Henry Flood fut envoyé dans la ville de Manbij, pourtant libérée de l’emprise jihadiste par les forces kurdes dès 2016, et qu’il y prit la photo ci-dessus. Ni Flood, ni les autres journalistes sollicités ne purent confirmer l’engagement effectif de Chaudhry dans Daech, ce qui n’empêcha pas la série « Caliphate » d’être diffusée et de recueillir un grand succès.

L’AUTO-CRITIQUE DU « NEW YORK TIMES »

Deux ans et demi après le lancement de cette série, la mise en examen de Chaudhry a conduit la direction du « New York Times » à diligenter une enquête interne, toujours en cours. Elle a par ailleurs publié un sévère exercice d’introspection, confié à Ben Smith, un des spécialistes média du quotidien. Smith ne cache pas que « toutes sortes de conflits d’intérêt » sont ouverts par une telle investigation sur son propre journal. Il révèle que des vétérans du terrain moyen-oriental au « New York Times », dont les correspondantes à Beyrouth et à Bagdad, avaient alerté leur hiérarchie sur les méthodes de Callimachi. Un journaliste syrien qui fut son interprète en arabe pour un reportage sur des otages de Daech témoigne: « elle recherchait quelqu’un pour lui dire ce qu’elle croyait déjà ». Forte de ses 400.000 abonnés sur Twitter, Callimachi laisse ainsi planer le doute sur la responsabilité de Daech dans la tuerie de Las Vegas, en 2017, alors que cette revendication est à l’évidence mensongère.

Certes, l’officier canadien chargé du suivi de la « déradicalisation » de Chaudhry avoue avoir été, lui aussi, dupe de son imposture. L’immersion du pseudo-repenti dans les réseaux sociaux a apparemment entraîné un tel dédoublement de sa personnalité que le mythe d’Abou Huzayfa en est sorti conforté. Les macabres affabulations de Chaudhry ont même pesé dans le débat public au Canada, où le gouvernement a décidé de refuser tout rapatriement de ses ressortissants liés à Daech au Moyen-Orient, y compris les femmes et les enfants.  Mais c’est bel et bien le « New York Times » qui a permis à Abou Huzayfa d’acquérir une aussi formidable aura médiatique. Et Ben Smith conclut son enquête en refusant de tenir Callimachi pour seule responsable d’avoir « produit (deliver) ce que les plus hauts dirigeants (du « New York Times ») demandaient, avec leur soutien ».

Qu’une telle polémique éclate dans la dernière phase d’une campagne présidentielle où Donald Trump et ses partisans ont banalisé les « fake news » n’en est que plus troublant.

Jean-Pierre Filiu

Source : Le Monde (Le 25 octobre 2020)

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