Mamadou Koulibaly : «Ce n’est pas la longévité du président qui fait la prospérité des populations»

Les Guinéens éliront dimanche leur président. Le sortant Alpha Condé se représente pour la troisième fois dans un climat explosif après avoir changé la Constitution. Un cas loin d’être isolé en Afrique de l’Ouest, dénonce le professeur et politicien ivoirien Mamadou Koulibaly

On pensait l’ère des présidents à vie sur le continent africain révolu après l’instauration du multipartisme il y a une vingtaine d’années. Mais les pouvoirs en place font de la résistance, bloquent toute alternance à la tête de l’Etat. Cinq pays d’Afrique de l’Ouest (Guinée, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Ghana, Niger) vont élire leur président d’ici à la fin de l’année 2020. La Guinée ouvre les feux ce dimanche avec le premier tour de l’élection présidentielle. Le président sortant Alpha Condé (82 ans) se présente pour un troisième mandat contesté. Le climat est explosif. L’analyse d’un acteur et observateur avisé de la scène politique africaine, l’Ivoirien Mamadou Koulibaly.

 

Professeur Mamadou Koulibaly, vous enseignez dans plusieurs universités en Côte d’Ivoire et en France, dirigez un parti politique d’opposition, êtes très suivi sur les réseaux sociaux. Comment expliquer qu’en Afrique les élections soient à chaque fois des périodes de grande tension

Lorsqu’un chef d’Etat, garant de la Constitution, la «tripatouille» pour se maintenir au pouvoir, cela crée des tensions. Depuis le début des années 2000, nous avons dénombré 25 tentatives de modification de la Constitution pour annuler la limitation à deux du nombre de mandats autorisés, sans compter la Guinée et la Côte d’Ivoire où ce scénario est en cours; 18 ont réussi, 7 ont été bloqués par la population qui a chassé leur président à vie, comme ce fut le cas au Burkina Faso en 2014. Nous assistons désormais à des coups d’Etat «soft», que les présidents se font à eux-mêmes, qui leur permettent de rester au pouvoir jusqu’à leur mort.

Est-ce la seule explication?

Cela est rendu possible car tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’une seule personne. Aussi: en période électorale, les responsables politiques tirent sur la corde tribale, ethnique, et l’instrumentalisent, ce qui crée des tensions. Car nos chefs d’Etat ne sont toujours pas parvenus à créer des nations; les formations politiques, à quelques exceptions près, attirent avant tout des personnes originaires de la même région que le chef de parti.

Des pays africains connaissent-ils des périodes électorales sans tensions?

Oui, et davantage dans les pays anglophones. Le Ghana avait connu un électrochoc avec Jerry Rawlings, qui a mis les politiciens au pas et instauré un cadre institutionnel qui garantit la transparence; depuis le pays connaît l’alternance et avance. D’autres, comme le Botswana, ont instauré un régime parlementaire, qui permet d’abaisser les tensions régionales, d’éviter une présidence qui cumule tous les pouvoirs, comme dans les pays d’Afrique francophone.

La France joue-t-elle encore un rôle dans le choix des présidents de ses ex-colonies?

L’élite politique des pays d’Afrique francophone est toujours prompte à aller se faire adouber à Paris avant de se faire apprécier par ses propres concitoyens. Je pense personnellement que nos présidents et responsables politiques en font trop: l’Afrique et la France d’aujourd’hui ne sont plus celles des années 1960; c’est ce qu’on m’a dit au Quai d’Orsay. Mais on n’arrive pas à leur enlever de la tête que, pour réussir, ils doivent avant tout être au service des intérêts français dans leur pays. Ce qui contient aussi une part de vérité: Paris a chez nous tellement d’intérêts stratégiques et privés protégés par l’Etat, défendus par de puissants lobbys, que la France, in fine, soutient généralement des acteurs qui les garantissent, au risque de fermer les yeux sur de graves violations du droit. J’espérais que le président Macron mette un terme à ces pratiques, mais ce n’est pas encore le cas.

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Cinq pays ouest-africains vont aller aux urnes d’ici à la fin de l’année, dans quel état d’esprit?

En Guinée et en Côte d’Ivoire, où des coups d’Etat constitutionnels sont en cours, les tensions sont vives. Les partis d’opposition, les organisations de la société civile des deux pays communiquent pour élaborer la stratégie la moins dommageable pour les populations, déjà très éprouvées par la crise du coronavirus. Dans les deux pays, lors de manifestations de protestation contre le troisième mandat, il y a eu des morts, davantage que lors du coup d’Etat militaire au Mali. Au Burkina Faso, et même au Sénégal, dont le président achèvera son second mandat en 2024, les gens sont très attentifs. Il faut rendre hommage au président du Niger qui a annoncé qu’il ne briguerait pas un troisième mandat, ce qui a contrarié nombre de ses pairs adeptes d’une présidence sans limite. Les responsables politiques doivent comprendre que ce n’est pas la longévité du chef de l’Etat qui fait la prospérité des populations.

Propos recueillis par Catherine Morand, Abidjan

Source : Le Temps (Suisse)

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