Le Rwanda traque ses ennemis de manière sélective

Félicien Kabuga, considéré comme le financier du génocide au Rwanda, sera bientôt remis à la justice internationale. Kigali n’a pas réclamé l’accusé mais traque impitoyablement d’autres opposants

Plus rien ne s’oppose au transfert de Félicien Kabuga à la justice internationale. Le 30 septembre dernier, la Cour de cassation de Paris a rejeté l’appel de celui qui était l’homme le plus riche du Rwanda avant le génocide de 1994 et qui est accusé d’être le financier des massacres, qui ont fait 800 000 morts, dans leur immense majorité des Tutsis.

Arrêté le 16 mai dernier, en région parisienne, après plus de vingt ans de cavale, Félicien Kabuga est l’une des dernières personnalités de l’ancien régime génocidaire rwandais qui échappaient encore à la justice. Mais son âge avancé – il a 87 ans – et sa santé fragile pourraient l’empêcher de rendre des comptes.

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D’autant qu’un procès international n’est pas pour demain. Félicien Kabuga pourrait d’abord être transféré à La Haye, où il subirait un examen médical, avant d’être transféré à Arusha, en Tanzanie, siège du en Tanzanie, siège de l’ancien Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Le TPIR a fermé ses portes en 2015 et il faut remettre la machine judiciaire en route. Le fait que Félicien Kabuga puisse échapper à la justice ne semble pas émouvoir le Rwanda. Le président, Paul Kagame, qui avait chassé par les armes les génocidaires en 1994 et qui tient le pays d’une main de fer depuis lors, n’a pas réclamé le financier du génocide pour le juger sur sol rwandais. Interrogée après l’arrestation de Félicien Kabuga, l’ambassade du petit pays à Genève estimait que le TPIR avait la «priorité» pour traduire en justice le suspect.

L’enlèvement d’une célébrité

 

Le contraste est saisissant avec le zèle déployé par Paul Kagame pour traquer d’autres ennemis de son gouvernement. Le 31 août dernier, la police exhibait devant les médias l’opposant Paul Rusesabagina, arrêté dans des circonstances mystérieuses. Ce sexagénaire n’est autre que l’ancien directeur hutu de l’Hôtel des Mille Collines qui avait sauvé un millier de Tutsis venus se réfugier dans l’établissement. L’histoire de cet Oskar Schindler rwandais avait été popularisée par le film hollywoodien Hotel Rwanda sorti en 2004.

Le film avait donné à Paul Rusesagabina une renommée internationale, alors qu’il avait quitté le Rwanda dès 1996, après avoir critiqué le pouvoir de Paul Kagame. Les autorités de Kigali décrivent un tout autre homme. Après avoir contesté son rôle à l’Hôtel des Mille Collines en 1994, elles l’accusent désormais de «terrorisme, meurtre et financement de rébellion». Autant de chefs d’accusation pour lesquels il a été inculpé.

Les circonstances de son arrestation fin août demeurent mystérieuses. Sa famille jure qu’il ne serait jamais revenu de son plein gré au Rwanda. L’opposant, qui avait fondé un parti politique depuis son exil américain, une coalition qui a aussi une branche armée, aurait été arrêté à Dubaï ou trompé sur sa destination finale. L’ONG Human Rights Watch dénonce une «disparition forcée». «Le Rwanda est habitué de ces méthodes clandestines et illégales contre des personnalités perçues comme des menaces par le parti au pouvoir», estimait, dans un communiqué, Lewis Mudge, le directeur pour l’Afrique centrale de l’ONG.

«Plus une menace»

 

Cette différence de traitement par le Rwanda des cas Kabuga et Rusesagabina n’étonne pas Thierry Cruvellier, rédacteur en chef du site justiceinfo.net, spécialisé dans la justice internationale: «Les anciens génocidaires ne sont plus vus comme une menace par le président Paul Kagame, contrairement à des opposants comme Paul Rusesagabina, à qui le film Hotel Rwanda a donné certaines entrées dans les cercles de pouvoir en Occident.»

Selon lui, le changement de stratégie a eu lieu dès la fin des années 1990. Après le génocide, le Front patriotique rwandais de Paul Kagame se lance à l’assaut des camps de réfugiés rwandais au Zaïre voisin, où l’ancien régime et les milices génocidaires se reconstituent. Une majorité de réfugiés sont rapatriés vers le Rwanda et les miliciens hutus sont traqués à travers l’immense territoire du Zaïre. Dès 1997, l’appareil génocidaire a été dispersé au prix de la déstabilisation du Zaïre.

Jusqu’à cette époque, le Rwanda recherche encore activement les architectes du génocide. L’idéologue Froduald Karamira est interpellé en Inde en 1996 et exfiltré par les services rwandais vers Kigali, où il sera condamné à mort et exécuté en 1998. En 1997, une ancienne ministre est enlevée en Zambie, ramenée au Rwanda pour y être condamnée à la prison à perpétuité. Kigali réclame l’extradition d’autres anciens responsables de l’ancien gouvernement auprès de plusieurs pays africains. Puis Kigali s’en désintéresse.

Le dernier procès?

 

«Le Rwanda trouve son intérêt à laisser la traque des génocidaires à la justice internationale. Les autorités rwandaises ont ensuite beau jeu de dénoncer son inefficacité et de rappeler à la communauté internationale qu’elle a été incapable d’empêcher le génocide», estime Thierry Cruvellier.

S’il a lieu, le procès de Félicien Kabuga devrait être l’un des derniers grands procès du génocide de 1994. Un seul accusé d’envergure est encore recherché par le TPIR: l’ancien chef de la garde présidentielle Protais Mpiranya. Le Rwanda, lui, est passé à autre chose. Jusqu’en 2012, près de 2 millions de personnes, pour la plupart les petites mains du génocide, sont passées devant des assemblées communautaires (les gacaca) dans un esprit de réconciliation. En revanche, l’homme fort de Kigali, qui pourrait briguer un nouveau mandat en 2024, est toujours aussi implacable avec ses opposants.

Simon Petite

Source : Le Temps (Suisse)

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