En Mauritanie, la société civile se mobilise contre les affaires de corruption qui éclaboussent l’ancien pouvoir

Une commission d’enquête parlementaire fait la lumière sur l’attribution de plusieurs marchés suspects et sur la gestion d’établissements publics.

Pour la première fois, la société civile mauritanienne entend faire valoir ses droits dans une affaire de biens mal acquis. Début septembre, un collectif de quatorze organisations s’est constitué partie civile dans le processus judiciaire en cours dans de vastes affaires présumées de corruption, gabegie et détournements de fonds publics qui agitent le milieu politico-économique de ce pays sahélien, souvent pointé du doigt pour son opacité dans le climat des affaires et placé à la 152e place sur 190 du classement Doing Business. « Si les faits extrêmement graves qui sont mentionnés dans le rapport de la commission d’enquête parlementaire sont avérés, ils portent atteinte aux intérêts du peuple, assure Mohamed Abdallahi Bellil, président de l’Observatoire mauritanien de lutte contre la corruption et leader du collectif. Nous assistons en ce moment au réveil d’une société civile qui prend enfin conscience de son rôle et qui veut qu’on lui restitue des biens spoliés. » Une première initiative qu’il sent « porteuse de beaucoup d’espoir ».

 

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Sur demande de l’Assemblée nationale, une commission d’enquête parlementaire a été constituée fin janvier pour faire la lumière sur l’attribution de plusieurs marchés suspects (vente de domaine de l’Etat, activités d’une société chinoise de pêche…), mais également sur la gestion d’établissements publics tels que la Société nationale industrielle et minière (SNIM) ou la Société mauritanienne d’électricité (Somelec). Les conclusions sont très alarmantes. Pour les seuls accords passés par la SNIM, la commission relève les infractions de « corruption d’agents et de marchés publics, surfacturation et dépenses fictives, détournements, trafic d’influence, abus de fonction, prise illégale d’intérêt, enrichissement illicite, recel… »

 

« Je suis la principale cible »

 

Parmi les personnes ciblées par ce rapport explosif de 800 pages figurent d’anciens ministres, des hommes d’affaires, des cadres de la haute administration mais aussi l’ancien chef de l’Etat, Mohamed Ould Abdel Aziz. « La vente de la mine [de fer] de Fdérick par l’administrateur directeur général sans en référer au conseil d’administration… et sur instruction de l’ancien président est une violation flagrante des lois et règlements en vigueur », dénonce le rapport. « Au regard des potentielles collusions sur plusieurs ventes de domaines à Nouakchott, en particulier pour la vente de l’école de police, du stade olympique… dont le principal bénéficiaire final est la société SMIS SARL propriété d’une personne physique de la famille de l’ancien président, la commission recommande de saisir les autorités judiciaires compétentes », peut-on encore lire dans ce travail conséquent.

Même s’il n’est pas nommément cité, Mohamed Ould Abdel Aziz, qui avait pris le pouvoir par un coup d’Etat militaire en 2008 avant de remporter à deux reprises l’élection présidentielle en 2009 et en 2014, apparaît en filigrane comme le décideur d’un système. Pendant sa décennie de pouvoir, de forts soupçons ont plané sur sa gestion des affaires publiques. Et notamment sur l’attribution du marché sur le terminal à conteneurs du port de Nouakchott ainsi que des accords conclus par la Fondation de la SNIM. Interrogé pendant une semaine dans les locaux de la sûreté nationale, l’ancien président a gardé le silence face aux enquêteurs. Il a été remis en liberté, mais assigné à résidence à Nouakchott, la capitale de ce pays de 4,5 millions d’habitants, où le niveau de vie des populations reste extrêmement précaire.

 

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Depuis sa libération, Mohamed Ould Abdel Aziz ne cesse de dénoncer publiquement « une vendetta politique ». Accusé d’avoir également tenté de vendre une île mauritanienne au Qatar, il fustige des « histoires créées de toutes pièces ». « Je suis la principale cible, a-t-il déclaré lors d’un entretien sur France 24. Je subis des tracasseries injustifiées. Cette commission d’enquête parlementaire est composée exclusivement de proches du régime et du président en personne, dont l’objectif est de m’inculper ainsi que 317 autres personnes. »

Faut-il voir dans la création de cette commission une volonté de transparence du nouveau président, Mohamed Ould Ghazouani, élu en juin 2019, ou une chasse aux sorcières contre l’ancien ? « Le rapport est sérieux et digne de foi. Des cabinets internationaux ont participé à l’enquête [en plus de la Cour des comptes, les cabinets Taylor Wessing, Gibraltar Advisory et Matine Consulting ont fourni leur expertise sur les volets financiers], estime un bon connaisseur de la scène politique qui ajoute qu’à ses yeux, ce rapport met en cause beaucoup de monde et montre un système corrompu à la tête de l’Etat pendant une dizaine d’années. »

Pour l’avocat Mine Abdoullah, président de la coalition mauritanienne Publiez ce que vous payez : « c’est la première fois en Mauritanie qu’un rapport émanant d’une commission parlementaire est salué par tout le monde, y compris par la société civile. Nous voulons que le ministère public engage des poursuites judiciaires tout en garantissant aux accusés le droit de se défendre. Je ne crois pas à un règlement de comptes politique entre M. Aziz et son successeur », plaide le responsable de ce collectif international qui vise à la transparence entre les industries extractives et les Etats.

 

« Haute trahison »

 

Entre les deux hommes, qui ont réalisé la première passation de pouvoir entre deux présidents élus, le rapport scelle la fin d’une amitié vieille de quarante ans. Cette relation « entre deux frères », comme ils la qualifiaient, forgée dans la réussite de deux putschs, puis lorsque M. Ghazouani a été directeur de cabinet puis ministre de la défense, s’écrit aujourd’hui au passé. « Lorsqu’il a été élu, le discret M. Ghazouani a cherché à s’émanciper de son sanguin prédécesseur en se rapprochant de l’opposition ainsi que de la société civile, analyse le même connaisseur des arcanes mauritaniens. On a alors compris que Nouakchott n’était pas Moscou, et que M. Ghazouani ne deviendrait pas la marionnette ou le Dmitri Medvedev de l’ancien président. »

 

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Les premières tensions sont apparues lorsque M. Aziz a tenté en vain de mettre la main sur le parti au pouvoir, l’Union pour la République (UPR). Puis une rumeur de coup d’Etat, dans ce pays qui en a connu beaucoup, a circulé dans les rues poussiéreuses de Nouakchott. Fin novembre 2019, le chef du Bataillon de sécurité présidentielle (Basep), un fidèle de Mohamed Ould Abdel Aziz, a été limogé.

Il y a quelques semaines, la publication du rapport de la commission d’enquête parlementaire a cette fois entraîné un remaniement ministériel. Le premier ministre et trois membres du gouvernement, tous liés aux affaires présumées de corruption, ont été écartés afin de leur laisser du « temps pour prouver leur innocence ». Les députés mauritaniens ont déjà voté une loi instituant une Haute Cour de justice qui pourrait juger l’ancien chef de l’Etat et ses ministres, si la justice confirme des cas de « haute trahison ». En attendant, les enquêtes se poursuivent et la société civile s’impatiente.

 

Pierre Lepidi

(Nouakchott, envoyé spécial)

Source : Le Monde

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