France – Mory Sacko, l’enfance d’un chef

Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir chef ? Longtemps, les cuisiniers ont répondu en citant le nom d’une grande toque – Paul Bocuse, Alain Passard, Ferran Adria en tête – ou d’un ancêtre ayant fait ses preuves aux fourneaux. Mais les temps changent, et la nouvelle génération qui émerge en 2020 n’est plus portée par la même dynamique.

Prenez Mory Sacko, par exemple. Il s’est tourné vers la gastronomie parce qu’adolescent, il a « bloqué à la télé sur l’univers des palaces », ces temples rutilants placés sous le signe de l’excellence. Si le Japon où il n’a jamais mis les pieds constitue aujourd’hui un des piliers de sa cuisine, c’est parce qu’il adorait, enfant, les dessins animés Nicky Larson et Dragon Ball. « Les héros des mangas passent leur temps à manger. Ça a piqué ma curiosité », explique Mory Sacko, qui aura 28 ans le 24 septembre.

Aujourd’hui, c’est son restaurant inauguré le 1er septembre à Paris qui attise la curiosité. Chez Mosuke – contraction de son prénom et de « Yasuke », celui d’un esclave noir devenu samouraï dans le Japon du XVIe siècle –, il propose un mélange d’influences inédit : le Japon qu’il fantasme, la France où il a grandi et l’Afrique d’où viennent ses parents maliens cohabitent dans l’assiette. Il s’inspire de l’Afrique au sens large plutôt que d’un pays ou d’une région en particulier : « Bien sûr, c’est réducteur de parler de “cuisine africaine”. Mais elle est si peu connue en France que je trouvais dommage de me contenter d’une seule de ses facettes. J’ai envie d’être une vitrine de sa diversité. »

 

 

Le jeune chef promet que chez Mosuke, « le client n’aura pas de repère. Il aimera ou pas ». Une telle ambition peut faire peur, et évoquer des mauvais souvenirs des années 2000, quand le mot « fusion » justifiait les pires associations, incluant souvent des techniques ou des produits nippons. Justement, ce terme horripile Mory Sacko : « La fusion, c’est barbare ! Chez moi, l’idée n’est pas de tout mélanger ou de dénaturer. » Mais plutôt de trouver des résonances pour créer une harmonie inattendue.

Et ça marche. Mory Sacko met toutes les chances de son côté avec des produits exceptionnels qu’il travaille avec la précision d’un chef étoilé, sans griller aucune étape, de l’amuse-bouche à la mignardise. Il détourne le poulet yassa, ce plat de son enfance à base d’oignons frits, de riz et de poulet mariné dans le citron puis braisé ; il prend la Rolls des volailles (la poularde de Culoiseau), la cuit à basse température pour obtenir une tendreté fabuleuse ; il souligne sa douceur avec des oignons des Cévennes confits au beurre, fouette le tout avec des graines de moutarde et du sudachi, un agrume japonais au goût puissant. Pour compléter le tableau, une cuisse est désossée et reconstituée en tempura, chargée d’ail noir et de citron vert qui explosent en bouche.

Un fort capital sympathie

 

Un summum de plaisir est atteint avec le homard breton cuit sur un barbecue japonais qui donne à tout le plat un goût délicatement fumé, et transporte directement dans un izakaya tokyoïte. Les piments africains fermentés fouettent la bisque avec délicatesse, le miso à la tomate apporte le sucre. En dessert, un ping-pong parfait entre le siphon chocolat-wasabi (léger, épicé) et la ganache choco à la fleur de sel fumé (gourmande, onctueuse). Dans son menu ciselé en trois, quatre, cinq ou sept étapes d’une extrême délicatesse, certains plats manquent parfois un peu de relief, mais les fulgurances les compensent largement.

Siphon de lait fermenté et noix de pécan caramélisées. Quentin Tourbez

 

Depuis le 1er septembre, son restaurant affiche complet tous les soirs. Au moment de l’ouverture des réservations, le site Web a même été saturé par 24 000 connexions en dix minutes. L’engouement pour Mosuke n’est pas seulement lié à l’originalité du projet, mais aussi au passage remarqué de Mory Sacko dans la dernière saison de Top Chef, qui a réuni entre 3 millions et 4 millions de téléspectateurs pendant le confinement. Mory Sacko y a brillé par ses idées audacieuses et son fort capital sympathie avant d’être éliminé au onzième épisode à cause d’une assiette de maïs ramollo – un comble pour un cuisinier aussi inspiré.

« Je me suis inscrit pour être candidat à Top Chef en ayant déjà mon projet de restaurant en tête. Je savais que c’était un tremplin, que ça faciliterait beaucoup de démarches administratives, comme obtenir un prêt sans garantie », détaille Mory Sacko, qui a ouvert ce restaurant sans investisseurs, avec l’aide de sa famille.

 

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Avant le concours, il avait suivi un parcours irréprochable et raccord avec ses rêves de palace. Une fois diplômé d’un BEP et d’un bac pro cuisine en région parisienne, où il a grandi avec ses neuf frères et sœurs, il est passé par le Royal Monceau, l’hôtel du Collectionneur, le Shangri-La et enfin le Mandarin oriental où il a débuté demi-chef de partie, et a fini au sommet en tant que second à 25 ans.

Les chefs qui l’ont formé ne tarissent pas d’éloges à son égard, louent son professionnalisme mais aussi sa gentillesse, une qualité finalement assez peu commune dans le milieu concurrentiel de la cuisine.

« Il se remettait toujours en question, ne se plaignait jamais, réglait les problèmes. Il était très attachant et m’a donné envie de lui montrer beaucoup de choses », se souvient le chef Hans Zahner qui l’a embauché au Royal Monceau. Avec lui, Mory Sacko a connu le déclic qui « transforme un métier en passion ». « C’est vraiment un bon môme, confirme Thierry Marx, chef du Mandarin oriental, très porté sur la cuisine japonaise. Il possède une force de travail énorme, un vrai style de cuisine, et a tout le temps le sourire. »

 

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Mory Sacko s’est installé à l’écart de la hype, dans une petite auberge d’un quartier très résidentiel (le 14e arrondissement), ce qui est plutôt habile en ces temps de Covid-19 où il n’y a plus que des Parisiens à Paris. Il habite avec sa compagne au-dessus de son restaurant qu’il a peint tout en blanc pour « ne pas trop charger la déco », sa cuisine étant déjà « assez spé comme ça ». Il rêve d’obtenir une étoile d’ici à deux ans, « et puis un jour, en avoir une seconde, être classé parmi les 50 Best Restaurants… Pas premier, hein, peut-être quarantième ». Une ambition raisonnable chez un jeune chef à la créativité débridée : ça change des grandes gueules qui ont toutes les mêmes idées.

 

 

Elvire von Bardeleben

 

 

 

Source : Le Monde  (Le 16 septembre 2020)

 

 

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