L’Amérique ne mange plus à sa faim

D'ici à la fin de l'année 2020, 54 millions de personnes pourraient être confronté·es à l'insécurité alimentaire aux États-Unis.

Près d’une personne sur six victime d’insécurité alimentaire, dont 18 millions d’enfants: telles sont les prévisions inquiétantes de Feeding America, le plus grand réseau de banques alimentaires des États-Unis.

En avril, l’organisation rapportait que 98% de ses banques avaient été davantage sollicitées depuis le début de la crise du Covid-19 en mars et que 37% d’entre elles déclaraient faire face à un manque immédiat de ressources.

Dans le même temps, le programme d’aide alimentaire fédéral (Supplemental Nutrition Assistance Program ou SNAP) a enregistré une hausse des demandes de 16%, passant de 37 à 43 millions d’allocataires. L’augmentation la plus spectaculaire concerne le Massachusetts, avec +89,5%.

 

Mesures d’urgence excluant les plus pauvres

 

En réponse à la crise, le Congrès des États-Unis a adopté une série de mesures d’aide, parmi lesquelles le Families First Coronavirus Response Act, autorisant le versement d’allocations d’urgence aux bénéficiaires de l’aide alimentaire.

Une réponse insuffisante selon la docteure en économie Diane Whitmore Schanzenbach, directrice de l’Institut de recherche en politiques publiques de l’université Northwestern (Illinois), qui a étudié en détail l’évolution de l’insécurité alimentaire aux États-Unis: «Jusqu’à présent, les prestations supplémentaires du SNAP n’ont été versées qu’aux bénéficiaires qui ne recevaient pas déjà la prestation maximale, qui est d’environ 5,65 dollars par personne et par jour.»

La faute à une interprétation du département de l’Agriculture qui a lésé les 7 millions de foyers les plus pauvres en excluant les ménages qui percevaient l’allocation maximale avant l’adoption du programme d’aide.

«Ce choix politique a aidé de nombreux bénéficiaires de l’aide alimentaire mais pas les ménages les plus pauvres, qui représentent environ 40% desdits bénéficiaires», ajoute la professeure. D’après le Center for American Progress, le taux d’exclusion dépasse même les 50% à Washington, D.C. Un enjeu crucial, alors que les États-Unis font face à une forte inflation du prix des denrées alimentaires (+4%).

Parmi ces foyers pauvres, de nombreuses familles avec enfants, qui subissent de plein fouet la crise et les lenteurs de l’appareil étatique. «À l’heure actuelle, la plupart des enfants ne sont pas à l’école, où ils bénéficient généralement de repas gratuits», développe Diane Whitmore Schanzenbach.

Bien que le Families First Coronavirus Response Act ait prévu un dispositif permettant de transférer ces prestations alimentaires (le Pandemic Electronic Benefit Transfer ou P-EBT), les multiples retards de paiement font peser le coût des repas sur les ménages, déjà minés par les prix du logement et la récente réduction de l’allocation chômage.

 

Réforme contestée de l’aide alimentaire

 

Les projections avancées par Feeding America correspondent à un scénario du pire: une hausse du taux de chômage de 7,6% et une augmentation du taux de pauvreté de 4,8% conduiraient à plonger 17 millions de personnes supplémentaires dans l’insécurité alimentaire.

La professeure Schanzenbach estime quant à elle que 35 à 39 millions de personnes pourraient être concernées par le problème cette année, tout en rappelant qu’«habituellement, ce chiffre est plus proche de 10 millions par an. Ainsi, quel que soit le chiffre exact, il reste extrêmement élevé. Bien que personne n’ait une boule de cristal, je pense qu’il est possible que nous rencontrions ce scénario catastrophe».

Les chiffres du département de l’Agriculture (USDA) montrent que le nombre de bénéficiaires du programme SNAP se situait autour de 15 millions au début des années 2000 avant d’augmenter, notamment après la crise de 2008, culminant près de la barre des 50 millions en 2013 avant d’entamer une décrue.


Via USDA

Une réforme du programme SNAP restreignant l’accès à l’aide alimentaire devait entrer en application au 1er avril 2020. Près de 700.000 personnes auraient pu perdre leur éligibilité.

À la suite d’une plainte regroupant plusieurs États et associations, la juge fédérale Beryl A. Howell de la cour de district de Washington, D.C. a suspendu son application, estimant dans un mémorandum publié le 13 mars que «dans ce pays d’abondance, le gouvernement fédéral et les États fédérés travaillent ensemble pour que les Américains à faibles revenus et leurs familles ne souffrent pas de la faim. […] D’autant plus qu’une pandémie mondiale présente des risques sanitaires généralisés, il est essentiel de garantir que les responsables gouvernementaux, tant au niveau fédéral qu’à celui des États, disposent de la souplesse nécessaire pour répondre aux besoins nutritionnels des habitants et assurer leur bien-être grâce à des programmes tels que le SNAP».

Le mardi 12 mai, l’USDA a décidé de faire appel de cette décision, déclarant à l’agence de presse Reuters que «bien que nous soyons actuellement confrontés à une situation très difficile, nous ne nous attendons pas à ce que cela dure éternellement».

Appel à la responsabilité politique

À moins de deux mois de l’élection présidentielle, le candidat démocrate Joe Biden a pour sa part exhorté le président Trump à prendre des mesures fortes afin de permettre à chacun·e de pouvoir manger à sa faim, déplorant dans le même temps les destructions de stocks de nourriture.

Dans son communiqué, Joe Biden appelle son adversaire à travailler de concert avec le Congrès afin de promulguer à la loi FEED (FEMA Empowering Essential Deliveries Act), qui autorisera l’administrateur de l’Agence fédérale de gestion des urgences (FEMA) à approuver les projets des gouvernements des États, des collectivités locales et des tribus indiennes visant à établir des partenariats avec des restaurants de petite et moyenne taille et des organisations à but non lucratif afin de fournir des repas aux personnes dans le besoin.

Last but not least, Biden a également promis de renforcer le programme SNAP, en particulier pour les ménages les plus précaires.

Pour autant, la faim est un fléau qui s’ajoute aux autres maux qui rongent actuellement la société américaine, en matière d’emploi, de logement, d’inégalités ou de santé.

À l’heure où le taux de chômage est encore très élevé (8,4% selon le dernier rapport du bureau des statistiques du département du Travail), où des dizaines de millions de foyers risquent l’expulsion et où plus de 5 millions de personnes ont perdu leur assurance santé après s’être retrouvées au chômage, le candidat démocrate, s’il est élu, aura à faire face à la crise la plus redoutable depuis presque un siècle.

Sébastien Natroll

Source : Slate

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