Porter le plaidoyer contre le racisme sur la scène internationale est un « devoir moral » pour les pays africains

Les personnes d'ascendance africaine ont souvent du mal à défendre leur cause là où ils vivent. A contrario des Etats africains qui, eux, ont le pouvoir politique de les défendre.

Quarante-huit heures d’échanges pour aboutir le 19 juin 2020 à une résolution du Conseil des droits de l’Homme (CDH) des Nations unies qui « condamne fermement les pratiques raciales discriminatoires et violentes perpétrées par les forces de l’ordre à l’encontre des Africains et des personnes d’origine africaine ». Cette résolution portée par le groupe des pays africains à l’ONU a été adoptée à l’unanimité au Palais des Nations à Genève (Suisse), rapporte un communiqué des Nations unies.

« Une étape historique »

 

« Le groupe africain a fait preuve d’une flexibilité maximale pour garantir un consensus sur cette importante résolution en demandant que le Haut-Commissariat fasse une mise à jour au Conseil et présente un rapport qui précisera les faits et les circonstances du racisme systémique et les violations présumées contre les Africains et les personnes d’ascendance africaine par les forces de l’ordre, partout dans le monde », a indiqué l’ambassadeur Dieudonné Désiré Sougouri, coordonateur pour les questions des droits humains du groupe africain aux Nations unies. Selon le Représentant permanent du Burkina Faso auprès de l’ONU à Genève, peut-on lire sur le site de l’organisation, « l’avant-projet avait demandé ‘un mandat fort d’une Commission d’enquête internationale indépendante’« .

« L’absence de création d’une commission d’enquête internationale signalerait que la vie des Noirs ne compte pas, ou que si elle compte, elle ne compte pas suffisamment pour mobiliser le Conseil des droits de l’Homme afin qu’il intervienne là où il devrait le faire », avait plaidé la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur les formes contemporaines de racisme, Tendayi Achiume, de concert entre autres avec le Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine. Mais la résolution a finalement opté pour un rapport qui sera produit par la Haut-commissaire aux droits de l’Homme, Michelle Bachelet.

Si le résultat n’est pas tout à fait celui attendu, le diplomate burkinabè a néanmoins salué dans ce débat « une étape historique dont le Conseil peut être fier ». Ce « débat urgent », un format qui permet généralement l’adoption de résolution par le Conseil, est « le cinquième depuis le lancement de l’instance onusienne en 2006, dont plusieurs avaient porté sur le conflit syrien », précise-t-on sur le site des Nations unies. Il fait surtout figure de première étape d’une démarche, où la diplomatie africaine est à la manœuvre, déclenchée par le décès de George Floyd aux Etats-Unis, mort sous le genou d’un policier à Minneapolis (Minnesota, Etats-Unis).

Une lettre du Groupe africain le 12 juin, puis une demande exprimée oralement le 15 juin pour obtenir finalement un débat le mercredi 17 juin. « Après l’indignation unanime et générale soulevée par cette situation (la mort de George Floyd), il serait inconcevable que le Conseil des droits de l’Homme (CDH) ne se saisisse pas de ces questions d’actualité conformément à son mandat, déclarait le diplomate burkinabè, Dieudonné Désiré Sougouri, le 15 juin 2020. C’est la raison pour laquelle le Groupe africain demande au CDH d’organiser un débat urgent sur les violations actuelles des droits de l’Homme d’inspiration raciale, le racisme systémique, la brutalité policière contre les personnes d’ascendance africaine et la violence contre les manifestations pacifiques pour appeler à mettre un terme à ces injustices ».

« La diaspora est la 6e région du continent africain »

 

Enclencher cette réflexion au sein des instances onusiennes relève naturellement pour certains de la responsabilité des pays africains. L’historien franco-béninois Amzat Boukari-Yabara, auteur d’Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme (La Découverte, 2017), juge la séquence diplomatique intéressante. « Il  y a un an et demi ou deux ans, confie-t-il à franceinfo Afrique, Donald Trump avait dit que les Etats africains étaient ‘des pays de merde’ (« Shithole Countries »). Il n’y avait pas vraiment eu alors de réaction forte de la part des Etats africains. » Le silence n’est plus de mise.

« D’abord, poursuit l’historien, ce qu’il s’est passé avec George Floyd est arrivé à une période très particulière, le 25 mai, qui est la journée de la libération africaine, la grande journée de la création de l’OUA (Organisation de l’Unité africaine, l’ancêtre de l’Union africaine)Ensuite, les différentes organisations afro-américaines se sont fortement mobilisées dont beaucoup font du lobbying auprès des Etats africains, notamment auprès des pays anglophones comme le Ghana, l’Afrique du Sud, le Kenya ou l’Ouganda. » Le frère de George Floyd, qui est intervenu pendant la session du CDH, « a été l’un des relais de cette demande puisqu’il était présent lors du débat aux Nations unies. » « Il a témoigné pour donner une autorité morale à ce qui allait être dit par le groupe africain », analyse Amzat Boukari-Yabara.

« Je vous demande de l’aider. Je vous demande de m’aider, je vous demande de nous aider : les Noirs d’Amérique », a plaidé le 17 juin Philonise Floyd lors de la session du CDH dans une intervention vidéo. Cet appel lancé à l’ensemble de la communauté internationale concerne les Etats africains au premier chef. Avant le groupe africain à l’ONU, mais dans le même esprit, l’Union africaine y a répondu au regard des liens entre le continent et la diaspora afro-américaine. En y faisant explicitement référence, l’organisation panafricaine avait fait une déclaration le 29 mai 2020 pour condamner la mort de George Floyd.

« Pour l’Union africaine, explique Amzat Boukari-Yabara, la diaspora est la 6e région du continent africain. C’est une décision qui date de 2003. Elle fait suite à des demandes de la part des organisations de la diaspora. Une demande qui existe depuis les années 60, depuis l’époque où, à la première conférence de l’OUA au Caire en 1964, Malcom X (leader noir américain qui défendait les droits des Afro-Américains, NDLR) était venu expliquer que les problèmes des Noirs américains sont ceux des Africains. Il avait créé l’Organisation de l’unité afro-américaine pour plaider la cause noire, notamment devant les Nations unies. C’est de là qu’est parti tout le plaidoyer noir américain contre leur gouvernement au niveau de l’ONU, dans les années 60, soutenu par tous les pays des blocs de l’Est. L’OUA, à l’époque, avait voté une résolution symbolique qui condamnait le racisme aux Etats-Unis. C’est Malcom X qui l’a proposé et ce sont les présidents du Ghana et de la Tanzanie qui ont été, à l’époque, les premiers à la valider. La déclaration de l’Union africaine qui condamne la mort de George Floyd fait référence à cette résolution de 1964. »

Un lobbying de la société civile afro-américaine et panafricaine qui se poursuit 60 ans après. « Beaucoup ont condamné, notamment sur les réseux sociaux le fait que les gouvernements africains soient restés silencieux après la mort de George Floyd, note Amzat Boukari-Yabara. Aussi, peut-on imaginer que ce qu’il s’est passé avec le groupe africain n’est pas l’initiative de ces gouvernements, mais plutôt le résultat d’un travail de lobbying. »

Le devoir et le pouvoir

 

Outre ces considérations sociologiques, il y a une forte dimension politique à l’intervention des pays africains. « Bien évidemment, affirme Amzat Boukari-Yabarac’est une question de racisme aux Etats-Unis, il était par conséquent inimaginable que le gouvernement américain convoque lui-même les Nations unies pour parler d’un problème où il est accusé (…). L’initiative ne pouvait pas non plus venir de l’Europe ou même de la Chine, de tous ces pays qui ont des choses à se reprocher… »

Le juriste béninois Roland Adjovi, familier des arcanes onusiennes, est sur la même ligne. « Il n’y avait que les pays africains » pour réclamer « un débat public ». « Ils sont d’ailleurs soutenus par tous les pays du Sud, à quelques exceptions près. En fonction des intérêts des uns et des autres, on se rend très vite compte que les seuls qui pouvaient lancer et tenir le débat, ce sont les pays africains. Il n’y a pas d’autre option, résume-t-il à franceinfo Afrique. Dans les pays où l’on retrouve une diaspora africaine, elle y est souvent minoritaire. Elle n’est donc pas en mesure de forcer ces Etats dans lesquels elle vit à faire une telle demande. Les pays africains du sud du Sahara sont les Etats à majorité noire, où ce sont les Noirs qui tiennent les rênes du pouvoir. Ce sont ces Etats africains qui ont depuis longtemps le devoir moral d’entreprendre cette démarche. »

Une initiative largement soutenue par les ONG, les experts des droits de l’Homme et les fonctionnaires des Nations unies, notamment ceux originaires du continent et de sa diaspora. Ces derniers avaient, à titre personnelpublié une tribune avant le débat du CDH. Cependant, déplore Roland Adjovi, « le résultat (de ce débat) est bien moindre que celui attendu ». Ce qui suppose une vigilance accrue des pays africains dans le suivi de ce dossier. « Les pays africains ont le pouvoir, notamment s’ils sont attentifs aux conditions d’établissement de ce rapport » dont la rédaction sera soumise à un jeu politique et diplomatique, selon Roland Adjovi, en particulier du pays qu’il vise, les Etats-Unis. « Je doute que nos pays s’impliquent et suivent tout cela de près », craint le spécialiste en droit international.

« Balayer devant leur porte »

 

D’autant qu’ils ne prennent pas d’initiative sur le continent en matière de racisme, constate le journaliste et activiste mauritanien Abda Wone, interrogé par franceinfo Afrique sur le sens de cette initiative. « Que les chefs d’Etat africains aillent condamner ce qu’il se passe aux Etats-Unis, c’est une bonne chose. Mais (…) aucun chef d’Etat n’a eu le courage de s’élever contre le racisme en Mauritanie qui est plus tenace. Pourquoi les Chefs d’Etat africains ne sont pas encore prêts à rejoindre la société civile africaine pour dire ‘non’ à ce qu’il se passe dans ce pays ? Les Negro-Mauritaniens sont considérés comme des citoyens de seconde zone. (…) De même, aucun de ces dirigeants n’a dénoncé la situation précaire dans laquelle vivent ceux qui ont été déportés au Sénégal et au Mali. En 2020, il y a encore des réfugiés mauritaniens dans ces pays. L’esclavage a toujours cours en Mauritanie au mois de juin 2020. Si nous encourageons les chefs d’Etat à dénoncer ce qu’il se passe aux Etats-Unis, nous les invitons également à balayer devant leur porte. » 

Le racisme subi par les Négro-Mauritaniens est également le vécu des personnes d’ascendance africaine vivant dans le nord du continent. Il concerne les nationaux, comme en Tunisie, où les Afrodescendants représentent environ 15% de la population, et s’étend aux immigrés africains. « Dans le monde arabe, confiait fin juin 2020 l’activiste tunisienne Saadia Mosbah à la BBC, la question noire n’est pas sur le tapis parce que, pour eux, nous sommes toujours les descendants d’esclaves. » La fondatrice de l’association M’nemty, qui lutte contre les discrimations raciales en Tunisie et qui a organisé une manifestation de soutien à George Floyd sur son sol, rappelait dans une tribune dans Le Monde Afrique en 2018 que son pays avait pourtant aboli « l’esclavage en 1846 – une première dans le monde arabo-musulman –, avec une longueur d’avance sur les Etats-Unis et la France ». En octobre 2018, la Tunisie est aussi devenue le premier pays arabe à criminaliser la discrimination raciale. 

Une discrimination héritée de la traite négrière arabo-musulmance. Certains critiquent d’ailleurs le fait que les Afrodescendants l’évoquent moins que la traite transatlantique. Un débat qui n’a pas lieu d’être, selon Abda Wone. « C’est un racisme qui existe et qui doit être combattu à tout prix. Cela dit, il n’est pas question de renvoyer dos à dos les deux racismes. Il faut tous les condamner (…) qu’ils soient le fait des Orientaux ou des Occidentaux. Tout comme il faut condamner, par exemple, le système des castes en Inde. »

Pour Abda Wone, « c’est parce que les Africains n’ont pas développé leur pays, que les Noirs américains ne sont pas respectés chez eux. On a tout pour s’en sortir (…) S’atteler au développement du continent, voilà ce qui est attendu de nos chefs d’Etats. Quand on ne respecte pas vos ressortissants ou votre diaspora, c’est parce qu’on ne vous respecte pas non plus. »

Une reconnaissance internationale pour agir sur des questions nationales

 

En attendant de développer leurs Etats et d’en imposer sur la scène internationale, les Africains s’activent sur le terrain diplomatique et cela peut faire évoluer le droit international. « Nous assistons ici (avec ce débat initié par les pays africains sur le racisme, NDLR), explique l’historien Amzat Boukari-Yabara, à une accélération sur le plan du droit international. C’est une reconnaissance au niveau des instances internationales de tout ce qui est défendu depuis très longtemps par des organisations de la société civile qui font du lobbying auprès des Etats africains. Par ailleurs, ce débat a été imposé au niveau même de l’instance onusienne, à savoir au niveau du CDH qui est un cadre différent de celui des conférences mondiales contre le racisme et la xénophobie. » Comme celle de Durban en 2001 qui a permis la mise en place d’un groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine. Elle transmet régulièrement aux Nations unies des rapports sur leurs difficiles conditions de vie là où ils se trouvent.

Cependant, cette conférence de Durban, en Afrique du Sud, est considérée comme « un échec », selon l’historien parce qu' »il n’y a pas eu de consensus sur la question des réparations (pour l’esclavage et la colonisation), entre autres. Toutes ces questions avaient été posées à l’époque, mais les pays occidentaux n’avaient pas voulu s’engager. Aujourd’hui encore, ils ne veulent pas s’engager. »

Le nouveau cadre dans lequel se traite aujourd’hui la problématique du racisme rend néanmoins optimiste. « Cela démontre que l’agenda progresse, estime Amzat Boukari-Yabara. Quand, dans la foulée, le Parlement européen vote une loi qui reconnaît l’esclavage comme crime contre l’humanité, cela montre que nous sommes dans un phénomène de vases communicants (…) ». Un effet domino qui peut amener quelques Etats à revoir leur position sur certaines questions, comme celle délicate des réparations, un prolongement possible du débat sur le racisme.

Ainsi, »si par exemple le Parlement européen vote pour des réparations, la France qui les refuse va être obligée de regarder de plus près cette problématique. Si un droit supranational ou international conclut d’un point de vue juridique à la nécessité des réparations, cela sert de jurisprudence pour faire évoluer un droit national. Lorsque Michelle Bachelet (Haut-Commissaire aux droits de l’Homme, NDLR) parle de racisme systémique, alors qu’on en nie souvent l’existence en France, cela amène à s’interroger… Il en est de même quand elle dit qu’il faut des réparations. »

Les pays africains comptent profiter d’une dynamique historique. « C’est un moment opportun puisque les pays occidentaux, notamment les Etats-Unis, sont dans une position moralement indéfendable. C’est le moment d’essayer de faire passer un certain nombre de résolutions, de textes qui jusqu’à présent ne passaient pas« , fait remarquer Amzat Boukari-Yabara. Les revendications des premiers concernés font écho à un calendrier international qui leur est consacré : la décennie des personnes d’ascendance africaine a été lancée en 2015 et s’achèvera en 2024.

Falila Gbadamassi
Rédaction AfriqueFrance Télévisions

Source : France Info

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