En France, la carrière des Noirs se heurte à un mur

Les décideurs tendent encore, par réflexe, à s’entourer de personnes qui leur ressemblent, à savoir de Blancs. Les rares qui ont réussi à percer le plafond de verre blanc sont souvent des enfants des élites africaines.

Adieu, le portrait d’Uncle Ben’s sur les paquets de riz, celui d’Aunt Jemima sur les préparations pour pancakes. Les industriels américains Mars, PepsiCo ou encore Colgate-Palmolive ont promis, ces derniers jours, de purger leurs marques de tout « stéréotype raciste ». Google, Apple, Bain Capital se sont engagés à débourser 100 millions de dollars (88,6 millions d’euros) pour lutter contre les discriminations raciales. Même le très puissant Jamie Dimon, patron de JPMorgan, a posé un genou à terre devant les photographes, en soutien au mouvement #BlackLivesMatter (« les vies noires comptent »).

Depuis le calvaire éprouvé par George Floyd, asphyxié sous le poids d’un policier blanc à Minneapolis (Minnesota), le 25 mai, les entreprises américaines multiplient les gestes pour affirmer leur volonté de prendre en compte un appel à la justice qui résonne dans le monde entier. « Avec la mise à mort de George Floyd, tous les Noirs du monde ont eu le sentiment qu’un genou était posé sur leur cou. Je suis très éloigné des Etats-Unis, je suis francophone, je ne vis pas dans le même environnement et je n’ai pas le même passé. Mais il y a cette solidarité dans la douleur, car on lui a fait subir ce sort parce qu’il est Noir », témoigne Momar Nguer, ancien membre du comité exécutif de Total et désormais conseiller de son PDG, Patrick Pouyanné.

« Demain, cette révolte peut se traduire par un mouvement de boycott envers les produits des entreprises qui, par exemple, n’ont pas ouvert leurs états-majors aux personnes issues de la diversité. Et ça peut aller très vite », prévient-il.

Greg Glassman, le propriétaire de la chaîne de salles de sport CrossFit vient d’en faire l’expérience. Sous la pression, il a annoncé, mercredi 24 juin, la cession de son enseigne, vouée aux gémonies depuis qu’il a tenu des propos indignes sur George Floyd.

Face à cette déferlante mondiale, les entreprises françaises restent mutiques, comme si elles se sentaient à peine concernées par un drame purement américain. Du côté de leurs directions, le constat est pourtant accablant.

« Selon un baromètre réalisé à la fin de 2017, moins de 1 % des administrateurs du CAC 40 et des entreprises du SBF 120 sont des Français d’origine non européenne. Depuis, la situation n’a pas progressé », précise Laetitia Hélouet, coprésidente du Club XXIe siècle, créé en 2004 « pour offrir à la société française une vision positive de la diversité ». Le club a publié en 2018 un annuaire de personnalités issues de la diversité ayant le profil pour devenir administrateurs indépendants. « Ça a moyennement marché », constate Mme Hélouet, qui promet une nouvelle version, étoffée, fin 2020.

Malaise patent

 

Certes, ces dernières semaines, de Suez à la Société générale, les filiales américaines des multinationales tricolores ont réaffirmé à leurs équipes sur place leur rejet du racisme. En sens inverse, la discussion s’est engagée dans les entités hexagonales des entreprises de l’Oncle Sam. La direction France du groupe pharmaceutique Pfizer a ainsi envoyé un message interne pour dire : nous sommes aux côtés de la communauté noire. « C’est inédit. Le fait que ce que je peux ressentir en tant que femme noire soit reconnu au plus haut niveau de l’entreprise m’a touchée », relate Alvine Tremoulet, responsable Europe de la diversité et de l’inclusion chez Pfizer.

Le malaise est patent. « Il y a une chape de déni et de silence qui pèse sur les entreprises françaises », lâche le financier et ex-premier ministre du Bénin (en 2015-2016), Lionel Zinsou, lui-même métis. « Dans le monde des affaires, l’Amérique du Nord est très en avance sur la France, où nous sommes face à un mur », ajoute, sous couvert d’anonymat, un dirigeant né en Afrique. « Ce que l’on appelle les biais inconscients, c’est du racisme. Et le problème ne changera pas tant que cela n’aura pas été reconnu. »

Déni, le mot revient en boucle. « Les entreprises françaises où j’ai enquêté n’identifient pas de problème racial, mais plutôt une inégalité de chances en fonction des classes sociales, des territoires, des diplômes », confie Laure Bereni, sociologue et chercheuse au CNRS. Pour elle, il s’agit même d’un retour en arrière : « Quand les politiques de promotion de la diversité ont été mises en place dans les entreprises, à partir de la fin des années 2000, ce terme désignait les minorités ethno-raciales. Il a été inventé pour cela, mais, au fil du temps, le mot “diversité” s’est peu à peu vidé de cette dimension, pour se concentrer sur la mixité de genre, le handicap ou les territoires. »

Les rares qui ont réussi à percer le plafond de verre blanc sont souvent des enfants des élites africaines

L’establishment avait paru prendre le sujet à cœur lorsque, en 2007, L’Oréal et Adecco ont été condamnés par la cour d’appel de Paris pour « discrimination raciale à l’embauche ». La France des Lumières a reçu un nouveau soufflet quand, en 2009, le Franco-Ivoirien et polytechnicien Tidjane Thiam a pris la tête de l’assureur britannique Prudential, devenant le premier dirigeant noir du FTSE 100. Dans un texte publié par l’Institut Montaigne, « l’enfant africain » confessait alors sa « frustration de devoir [s’exiler] à Londres, [sa] fatigue de [se] cogner le crâne contre un plafond de verre parfaitement invisible, mais ô combien réel ».

 

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Depuis, le constat n’a guère changé. Les rares qui ont réussi à percer le plafond de verre blanc sont souvent des enfants des élites africaines comme Momar Nguer, Lionel Zinsou, ou même la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye. Les fils ou filles d’immigrés restent coincés dans l’ascenseur social.

« Conservatisme » ambiant

 

Omar Hajeri, qui dirige la branche des produits professionnels chez L’Oréal en Europe, déplore la difficulté d’accéder aux « filières d’éducation élitistes » pour les personnes issues des minorités ethniques.

M. Nguer préfère évoquer le « conservatisme » ambiant : « Des Noirs sortent des meilleures écoles, de Polytechnique, Centrale, des grandes écoles de commerce. Le vivier n’est pas un sujet. Mais le réflexe des décideurs, c’est de s’entourer de personnes qui leur ressemblent, donc de Blancs. Avoir fait la même école, c’est une condition nécessaire, mais pas suffisante. »

D’autant que, pour lui, « s’il reste des biais lors des recrutements de jeunes diplômés, c’est surtout quelques années plus tard que cela se joue. Même si vous êtes très compétent, on vous fait enchaîner des jobs techniques, alors que d’autres commencent à prendre des postes de management. Arrive un moment, vous avez 45 ans, vous n’avez jamais dirigé une équipe de plus de dix personnes, et les postes de direction se ferment ».

« Mon rôle à moi n’est pas tant d’évoquer la justice sociale que de montrer à l’entreprise qu’elle se prive de performance si elle ne s’ouvre pas à la diversité ethnique. D’autant que ces recrues vont se donner à fond, la plupart du temps, pour prouver qu’on a eu raison de les embaucher, avance Mme Tremoulet, de chez Pfizer. La charge mentale est beaucoup plus importante pour les Noirs dans l’entreprise : ils doivent tout le temps faire attention à ce qu’ils disent, à la façon dont ils se tiennent car ils se sentent tout le temps jugés. »

Pour les minorités « d’origine », les attentes soulevées par le mouvement #BlackLivesMatter aux Etats-Unis sont bien réelles. « J’ai fait deux fois plus d’efforts, je me suis habituée aux regards, à être prise parfois pour la femme de ménage quand j’arrivais à un rendez-vous professionnel. Mais un jour, on se dit non, il n’y a pas de raison. On a envie que cela s’arrête. C’est le moment ! », lance Samantha Pastour, qui est retournée vivre en Martinique après avoir vendu sa start-up créée en métropole. Elle ne dissimule pas son courroux face à l’ordre social figé des îles, héritage d’un passé esclavagiste toujours à vif. « C’est encore plus difficile en Martinique qu’en métropole d’avoir de l’ambition quand on est Noire. »

« Les vrais blocages se situent dans la sphère publique »

 

« Le racisme a plusieurs définitions. L’ignorance, ne pas vous voir, c’est une forme de racisme. J’espère que la prise de conscience actuelle fera bouger les lignes », avance Karima Silvent, directrice des ressources humaines d’Axa, une des rares non Blanches membres d’un comité exécutif du CAC 40, qui plaide pour « plus de couleur et de diversité à la tête des entreprises. Pour cela, il faut du volontarisme, à l’école, à l’université, dans les entreprises, dans les médias ».

« L’injonction doit venir des politiques publiques, comme ce fut le cas pour le handicap avec la loi de 2005, ou pour la mixité. Je ne suis pas optimiste car les gens qui portent cette cause ont peu de relais et sont divisés », estime la sociologue et chercheuse Laure Bereni. En imposant, en 2011, une représentation des femmes dans les conseils d’administration, la loi Copé-Zimmerman a mis la parité hommes-femmes au sommet de l’ordre du jour des entreprises.

« Un patron du CAC 40 m’a dit qu’il aimerait bien m’avoir à son “board”, mais il était embêté car il lui manquait deux femmes. Visiblement, c’était plus urgent », ironise Lionel Zinsou. « Les quotas sur les femmes sont légitimes, mais aussi une excuse pour oublier tout le reste », grince Thierry Déau, fondateur du fonds d’infrastructure Meridiam, l’un des rares Noirs à avoir été coopté aux très courus dîners du Siècle. Pour lui, « les vrais blocages se situent dans la sphère publique, d’où sont souvent issus les patrons des grandes entreprises ».

Afin d’objectiver le débat, et de sortir d’un registre moral où les uns se sentent attaqués, les autres ignorés, beaucoup, y compris Sibeth Ndiaye, appellent désormais à l’élaboration d’études fondées sur des critères ethniques, largement interdits en France.

Isabelle Chaperon et Véronique Chocron

Source : Le Monde

 

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