Opinion : en Afrique, le Covid-19 atomise la communauté et délie l’audace

Jusqu’alors, les spécialistes du continent africain percevaient, dans l’individualisme, un genre de vie lié à un stade de confort et d’instruction. En 2020, son intrusion massive et sans préavis au milieu de la sociabilité appelle un ajustement du champ de vision et la diète des préjugés ; l’éradication du Covid-19 laisse entrevoir un défoulement d’énergies dont il serait hasardeux de présumer le potentiel d’altruisme et de paix.

La pandémie du 21ème siècle vient exacerber une série d’évolutions, déjà à l’œuvre en Afrique. La frénésie de l’urbanisation anarchique, elle-même fruit d’une démographie hors contrôle, rendait visible, depuis des décennies, une mutation des modes de vies qu’attise la tension vers un devenir meilleur, dans lequel l’écologie ne pèse pas. L’enchantement annoncé enfantait, cependant, sa part de paradoxe : tandis que se propageaient l’idéologie du relèvement et le mirage des lendemains heureux, fleurissaient, en parallèle, les mots de l’insatisfaction; de la prédestination à souffrir résultait une dose pérenne d’impuissance. Ici, c’est l’Afrique », avait-on acquis l’habitude d’entendre, en guise d’expression d’une différence infranchissable. Dans cette phrase, la conscience de la tragédie le dispute à l’humour, cette politesse du désespoir, selon le constat désabusé de Georges Duhamel.

A la couche de pessimisme débonnaire et d’incertitude sur l’avenir, le coronavirus ajoute un supplément, non pas de singularité dans un univers où la maladie accélère plutôt l’uniformisation, mais d’anxiété devant une « malédiction » en surnuméraire. In fine, l’Africain, déjà moins crédule des promesses sans délai du développement, commence, aussi, à entrevoir l’infécondité d’une interprétation étirable de la fin des temps. La vacuité soudaine des églises et des mosquées prive d’évidence et contraint à réfléchir, seul, hors cadre.

Le défi de trop

Mesures-barrière, confinement, couvre-feu, télétravail, restriction de déplacement, voici les éléments accélérateurs de la dynamique vers la reconnaissance de l’individu, sujet et comptable de ses choix. Du jour au suivant, c’en était presque fini des clichés fondateurs d’une Afrique de la famille, de la tribu et des solidarités élastiques. A présent, avec la soudaineté d’une agression biologique sans recours, nous nous retrouvons face à l’inconfort du « sauve-qui-peut », au sens primitif de l’angoisse. La posture de nécessité substitue l’égoïsme salutaire au credo de la solidarité que la société enseigne et valorise.

Certes, se calfeutrer, penser d’abord à soi, se préserver de l’entourage et admettre que « l’enfer c’est les autres » ne comportent, ici, rien de spécifique ; d’ailleurs, l’épreuve du Covid-19 suscite, en Afrique, d’admirables vocations à l’empathie. La nouveauté réside dans l’abolition brutale de certaines évidences et la péremption de quelques clichés. La communauté cesse de guider et de protéger car les mesures de prophylaxie sanitaire s’adressent, d’abord, au corps physique d’une personne, guère au groupe, qui la menace désormais. Se retrouver à plusieurs ne rassure plus et prémunit moins. Il se peut qu’à la sortie de l’état actuel de sidération, la centralité du singulier au détriment du pluriel favorise de nouvelles pratiques d’introspection et d’exigence, en vertu d’une citoyenneté du réel, longtemps sous le boisseau du contrôle et de la censure.

L’hypothèse de la rupture post-coronavirus se justifie d’autant plus que la crise du moment dévoile l’échec, multidimensionnel, des gouvernements et d’organisations supranationales, à entretenir, dans l’entendement des foules et la conception des politiques publiques, l’élasticité sans fin de l’espérance. Plus qu’ailleurs, l’Africain, depuis toujours vacciné par ses dirigeants et son élite lettrée contre le doute et les velléités de l’autodétermination ici et maintenant, croyait à la continuité linéaire d’un progrès sans trêve ni régression ; il lui fallait juste attendre son tour, c’est-à-dire prier et garder la foi. De cette superstition de la modernité naquit et grandissait l’idée puérile d’une fatalité du mieux-être, selon quoi, en dépit de nos « retards » et des lacunes matérielles, nous, Africains, allions rattraper, plus vite, la marche des humanités épuisées sur le chemin de la prospérité et du bonheur à portée de tous. Aujourd’hui, à cause d’un virus venu de loin et auquel nulle puissance ne parvient à interdire son espace, la lucidité nous rappelle au devoir douloureux de réviser nos illusions, à la baisse.

Suis-je obligé de subir, encore ?

A l’ère du l’ère du Covid-19, l’Africain, témoin de la faillite des systèmes de santé locaux, démuni de tests, de masques et de thérapie, sur le point de perdre durablement en qualité de vie, se fige au milieu de deux lignes qui ne se croisent pas : la voie de la patience confirme les valeurs réconfortantes de l’autosuggestion que recèle la religiosité et l’exception supposée d’un tropisme de l’entraide ; or, le prétendu marqueur de l’anthropologie où la docilité et l’insouciance tiennent lieu d’antidote au goût du soulèvement, tombe en désuétude.

A contrario, le chemin du questionnement intime raconte une toute autre perspective. Celui qui l’emprunte entend, d’emblée, la cacophonie impérieuse des « pourquoi », « jusqu’à quelle échéance » et, surtout « comment » me sortir de la précarité en héritage, voire léguer, aux miens, du concret et non de l’espoir nu ? La dernière formulation, si elle s’imposait à une majorité de gens sans cesse déçus, conduirait à la subversion, peu importent la latitude, le relief, la langue et le climat. De l’ensemble du règne animal, l’humain reste le maillon de la création qui manifeste davantage de constance à rechercher l’épanouissement ici-bas, quête poursuivie, alors, suivant les ressources de l’imagination, de l’envie de jouissance et de la faculté de se comparer. L’Africain de 2020, surdéterminé au changement grâce à la redécouverte de sa fragilité, ne dérogerait à la règle : quand l’autorité « légitime », le clan ou la répartition des services, biens et opportunités dérivent d’un rapport de forces qui surexpose à l’insupportable, l’insurrection procède, dès lors, d’un réflexe de vitalité, une sorte d’instinct sous l’injonction de l’urgence.

Déconstruire et reprendre mais à quel prix ?

Certains ravaleurs de ruine, artisans-peintres en vernis d’afro-optimisme gloseront « l’après », à partir des paradigmes familiers de la « résilience », de la « reconstruction post-crise » et d’autres commodités du vocabulaire de la paresse, comme le pathétique « renforcement des capacités ». Une faune protéiforme de chercheurs et d’analystes vit de l’industrie des notes normatives. La bureaucratie besogneuse de la spéculation domine grâce à la fabrique du langage, son propre jargon. Elle y puise la monnaie de son pain et l’argument d’une utilité sociale.

Il s’agit, là, d’une gent aussi respectable que le métier de vicaire de Dieu mais, au terme de 3 mois de tâtonnement de la science et de décrépitude des réponses convenues à la peur en compagnie, les deux corporations méritent un congé temporaire ; leur vacance sine die permettrait, d’interroger l’ordre relatif des priorités, d’envisager la banalité d’une pandémie, au lieu d’endurer, à intervalles sporadiques, des paniques de saison et l’embarras de la survie. Rien de viable ni de solide ne s’élève par-dessus tant de contingences et d’aléas.

Pourtant, nous avons moins d’excuse que nos devanciers, réchappés de la peste noire et de la grippe espagnole. Eux savaient peu, à rebours de l’Africain contemporain, plus que jamais en connexion avec les antennes bavardes de l’universalisme dont la prolixité libère et enhardit. Le Covid-19 nous l’apprend, l’Africain, en présence d’une épidémie dénuée de médication, se révèle un humain comme les autres. Il s’adapte, s’informe, s’invente un futur sain et atermoie pour diluer l’hyper-conscience de la mort. Demain, quand la secousse et ses répliques s’éloigneront, il renaîtra, auréolé d’insolence, en surcharge de désir et d’irascibilité. Il tournera le dos au perpétuel procès de la colonisation ; ainsi, s’improvisera-t-il le tyran de ses maîtres, le prédateur du totem.

Oui, il paraît déraisonnable de continuer à respecter et redouter des pouvoirs et des instances morales face au spectacle de leur vulnérabilité. Quand les masques tombent, ils emportent, par ricochet, de la patience, de l’innocence et de la crainte. Ce qui s’annonce n’est pas une fête.

 

 

Par Abdel Nasser Ethmane, fonctionnaire international (enjeux de sécurité et prospective, en Afrique)

 

 

Source : La Libre Afrique

 

 

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