L’accès équitable au vaccin : l’âpre bataille à l’OMS

L’Assemblée mondiale de la santé s’ouvre virtuellement ce lundi pour deux jours. Elle sera le théâtre de discussions à couteaux tirés entre Européens et Américains sur la question de l’accès aux vaccins et médicaments ainsi que sur Taïwan.

C’est dans un climat électrique que s’ouvre ce lundi la 73e Assemblée mondiale de la santé (AMS). Une réunion annuelle des 194 Etats membres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui se déroule pour la première fois de façon virtuelle en raison de la pandémie de Covid-19. Les plus optimistes le relèvent: le simple fait que l’AMS ait lieu est déjà une bonne nouvelle, si l’on considère les menaces américaines de retirer leurs contributions à l’agence onusienne en raison du caractère trop «sino-centrique» de l’OMS et de son directeur général, Tedros Adhanom Ghebreyesus, et au vu des sévères critiques dont la Chine fait l’objet dans la gestion de la crise. Pour les pessimistes, cette 73e assemblée accouchera d’une souris dans un contexte international dominé par la rivalité sino-américaine.

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Cent deux vaccins en développement

 

Ces derniers jours ont pourtant donné lieu à une guerre des mots autour d’un projet de résolution de l’Union européenne soutenu par 20 autres pays dont l’Australie, le Canada, le Brésil, le Japon et le Mexique. Principale pomme de discorde entre les auteurs du texte et les Etats-Unis: l’accès aux médicaments et surtout aux vaccins contre le Covid-19. La question est explosive alors que la planète entière, qui a enregistré déjà plus de 4,6 millions d’infections au Covid-19 et plus de 312 000 morts, assiste à une course effrénée au vaccin et aux traitements. Cent deux vaccins sont en phase de développement dont huit en essais précliniques et deux en phase 2 des essais cliniques.

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Dans le dernier projet de résolution de six pages que Le Temps s’est procuré, les auteurs plaident pour un «accès universel et équitable et une distribution juste de toutes les technologies et produits sanitaires essentiels de qualité, sûrs, efficaces et abordables». Ils appellent à lever «tout obstacle injustifié». Selon eux, cet appel est cohérent avec les clauses de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce.

Directeur de l’Institut de santé globale de l’Université de Genève, Antoine Flahault le souligne: «Nous n’avons pas beaucoup de choix. Le monde recense cinq grandes firmes pharmaceutiques, quelque 60 usines pouvant produire des médicaments et vaccins. C’est pourquoi je salue l’initiative intitulée «Act Accelerator» lancée le 24 avril dernier notamment par l’Union européenne, l’OMS, GAVI (Alliance globale pour les vaccins et l’immunisation) et le Fonds mondial. C’est exactement la réponse coordonnée, multilatérale et pragmatique qu’il nous faut» pour garantir dans un premier temps un vaccin aux personnels médicaux et aux populations vulnérables. L’Act Accelerator a déjà levé 7,4 milliards d’euros.

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Affranchi des lois du marché

 

Face à une pandémie qui constitue l’événement le plus disruptif depuis la Grande Dépression, beaucoup ont cru que la solidarité internationale allait forcément prévaloir. Or dans une période où le nationalisme a le vent en poupe, les choses sont plus compliquées. Il suffit de voir les réactions aux propos récents de Paul Hudson, patron de Sanofi, l’un des plus grands producteurs de vaccins du monde. Ce dernier a déclaré que sa société, qui a bénéficié d’investissements américains, réserverait un futur vaccin en priorité aux Etats-Unis. Tollé général et rétropédalage de Sanofi. L’Union européenne a réagi, précisant qu’un tel vaccin serait un bien public. Le président français, Emmanuel Macron, est allé plus loin, relevant qu’un vaccin devrait être affranchi des «lois du marché», suscitant l’ire des Américains. De son côté, Donald Trump a poussé son administration à soutenir l’opération «Warp Speed» qui exclut toute coopération internationale et tout vaccin chinois. L’objectif est de fournir aux Américains seulement 100 millions de doses de vaccin en novembre et 200 autres millions d’ici à janvier 2021.

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Professeure et spécialiste de l’économie de la santé à la Sorbonne, Nathalie Courtinet le relève: «Il faudra adapter les brevets aux pays qui n’auront pas les moyens de produire les médicaments et vaccins.» Selon elle, les Etats-Unis n’ont jamais cédé sur les licences obligatoires à l’OMC et ont appliqué des mesures de rétorsion contre des pays où la propriété intellectuelle de sociétés américaines aurait été violée.

En l’occurrence, les Etats-Unis rechignent à soutenir certains paragraphes du projet de résolution de l’UE pour l’AMS. Ils dénoncent un texte qui créerait «un nouveau langage en matière de propriété intellectuelle» et torpillerait cette dernière. Une manière «totalement inappropriée d’exploiter le contexte du Covid-19», avancent-ils. Vendredi, ils s’opposaient encore à la notion de pool de brevets sur laquelle repose la résolution. Ils ne sont pas les seuls. La Suisse, abritant une industrie pharmaceutique florissante, n’y semble pas favorable non plus.

Un consensus improbable

 

Ex-sous-directrice de l’OMS chargée du déploiement des vaccins pandémiques au moment de l’épidémie de H1N1, Marie-Paule Kieny voit mal comment l’AMS débouchera sur un fort consensus: «Les Etats-Unis ne voient pas le rôle que l’OMS peut jouer dans ce contexte et ils ne veulent pas entendre parler de solidarité internationale.» Directrice de recherche à l’Inserm, elle rappelle ce qui avait été fait en 2009 pour la grippe porcine H1N1. «Nous avions déterminé que l’OMS était responsable de la distribution de vaccins. 88 millions de doses avaient été distribuées à plus de 80 pays. Mais il avait fallu déterminer les cibles prioritaires. A l’OMS, un pool de brevets a été constitué pour les médicaments anti-Covid-19. Il faudra élargir son champ et encourager les pharmas à contribuer à ce pool. Pour le vaccin, un bien public global, ce sera plus compliqué. Il implique plus de savoir-faire.»

Mais Marie-Paule Kieny met en garde: «On nous fait croire que seules les sociétés de la Fédération internationale de l’industrie du médicament (FIIM) sont capables de les produire. Ce n’est pas vrai. L’Inde et son Serum Institute of India ainsi que la Chine ont d’énormes capacités. Le défi, pour la Chine, sera de trouver les pays qui seront prêts à accepter des essais cliniques, moyennant sans doute quelque chose en retour.»

Décodage du système immunitaire

 

Le Human Vaccines Project, un consortium global à but non lucratif basé à New York, s’active pour accélérer le processus. Il a ainsi lancé la Covid Vaccines Initiative pour développer des vaccins sûrs, efficaces et accessibles aux populations les plus vulnérables, notamment dans les pays à faible revenu. Son directeur général, Wayne Koff le précise au Temps: «Pour qu’un vaccin soit déployé dans le monde entier, il faudra une coopération internationale sans précédent. Rien à voir avec la rhétorique nationaliste de Washington, où on s’intéresse davantage à l’élection présidentielle de novembre.» Nathalie Courtinet ajoute: «Si c’est la biotech américaine Moderna Therapeutics qui emporte la mise, ce sera compliqué avec Trump. Si, en revanche, plusieurs vaccins sont fabriqués ailleurs, l’accès sera facilité.»

Et qu’en est-il de la Chine? Elle avance vite, avec huit vaccins en développement. Aura-t-elle une politique de préférence nationale comme les Etats-Unis? Quelques experts ne l’excluent pas. «C’est clairement un élément de géopolitique. Mais, conclut Nathalie Courtinet, la Chine pourrait être plus souple.»

Face au colossal défi de futures pandémies, Wayne Koff estime qu’il faut aller plus loin qu’un vaccin anti-Covid-19: «En collaboration avec l’Ecole de santé publique T. H. Chan à Harvard, nous travaillons depuis trois ans sur une initiative visant à décoder le système immunitaire.» Une révolution aidée par l’intelligence artificielle qui facilitera grandement la fabrication de futurs vaccins.

Stéphane Bussard

Source : Le Temps (Suisse)

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