Rapides et flexibles, les motos-taxis à l’assaut du Sénégal

Ndao et Jérôme Lombard observent qu’en l’absence d’offre adéquate de transport public, les populations urbaines plébiscitent les « jakarta ».

Comme ailleurs en Afrique de l’Ouest avec les « zémidjan » au Bénin, les « bend-skin » au Cameroun, les « oléya » au Togo ou les « kabou kabou » au Niger, les motos-taxis ont fait irruption au Sénégal. De marque KTM, importées d’Asie, elles sont surnommées « jakarta ». Mais dans un pays où l’Etat a toujours voulu imposer une offre publique de transport, en particulier à Dakar, la présence d’une alternative privée compétitive dérange les habitudes.

L’exemple en est donné par les fameux « cars rapides ». Apparus dès la seconde guerre mondiale mais généralisés à partir des années 1980 dans la capitale et sa banlieue, ces minibus relevant du secteur privé ont rapidement mordu sur le monopole de la compagnie publique d’autobus, qui représentait moins de 10 % des déplacements dans les années 2000. Dans les villes secondaires, seuls les taxis berlines remplissaient le vide.

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L’arrivée des « jakarta » a changé la donne. Cette offre est-elle partie pour être durable ? A quelles catégories de population des villes secondaires profite-t-elle ? Comment s’insère-t-elle dans un paysage urbain soumis au pouvoir des municipalités et des services déconcentrés de l’Etat ?

A l’université Gaston-Berger de Saint-Louis, un programme de recherches du laboratoire Leïdi observe et analyse les comportements de mobilité des jeunes Sénégalais. Pour saisir les logiques à l’œuvre dans les villes secondaires telles que Diourbel, Louga, Thiès, Kolda, Ziguinchor ou Tambacounda, deux axes de travail ont été privilégiés : d’une part l’observation des principaux acteurs, les conducteurs de moto, en empruntant nous-mêmes les « jakarta » ; d’autre part la multiplication des entretiens avec les responsables de l’activité dans les points de stationnement, ainsi qu’avec des élus ou des usagers.

Proche des gens, proche des jeunes

 

L’étude a permis de montrer le succès que rencontre ce mode de transport, en particulier dans les périphéries des villes et jusque dans les villages proches. Le « jakarta » est devenu populaire parmi les écoliers et les étudiants, les ouvriers, les commerçants, mais aussi chez les femmes qui se rendent à leur travail, aux centres de soins ou au marché.

Utilisant de longue date le transport informel (taxis clandestins, charrettes et calèches), la population découvre avec les motos-taxis un nouveau moyen de déplacement. En dépit d’un prix à la course (de 250 à 300 francs CFA, soit autour de 0,40 euro) parfois plus élevé que celui des minibus, des charrettes ou même des taxis (seulement 100 à 200 francs CFA par client quand ils sont plusieurs), les « jakarta » offrent des avantages indéniables : rapides et flexibles, ils sont disponibles à tout instant, embarquent ou débarquent le client au domicile, le mènent à son lieu de travail, à l’intérieur des marchés, dans les quartiers difficiles d’accès (pistes en sable, présence de relief).

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De fait, l’apport des « jakarta » est positivement apprécié par les usagers : « Ils nous facilitent beaucoup les déplacements dans la ville, nous n’avons plus besoin de faire des kilomètres de marche », selon un père de famille, qui ajoute : « Du fait de leur coût abordable, les motos rendent plus aisé le déplacement des élèves qui étudient dans les écoles, loin des domiciles. »

Le deuxième avantage provient de l’activité elle-même. C’est un secteur d’emploi florissant pour la population, dont le taux de chômage est élevé : 18,5 % à l’échelle nationale, mais 67,5 % pour les jeunes hommes. Face aux problèmes socio-économiques que rencontrent les ménages urbains et ruraux, la possibilité de s’employer comme conducteur de moto-taxi est séduisante.

Le développement des « jakarta » s’accompagne de celui de nombreuses activités connexes telles que la vente de pièces de rechange, le montage, la réparation ou encore le lavage. Selon le coordonnateur national des motos-taxis du Sénégal, plus de 100 000 jeunes opèrent dans plus d’une vingtaine de villes. Les conducteurs sont d’origines diverses : simples chômeurs, actifs ayant abandonné leur précédente activité (petit commerçant, charretier, menuisier, mécanicien, maçon, couturier, coiffeur), mais aussi diplômés sans emploi. Ces derniers associent parfois le transport en moto-taxi à un autre métier.

Les raisons et les limites du succès

 

La simplicité de l’activité explique sa popularité parmi les jeunes. Ce sont des motos aisées à conduire et peu exigeantes en termes de qualifications : tout conducteur en leur possession peut devenir taximan. Elles ne sont pas assignées à des sites de stationnement définis et réglementés par l’Etat ou les administrations communales. La plupart fonctionnent à partir de lieux improvisés et informels, près des marchés, des hôpitaux, des écoles. Beaucoup circulent sur les grandes artères à la recherche de clients potentiels et s’arrêtent ou font demi-tour dès qu’elles sont sollicitées.

Le lien avec le propriétaire est le même que dans les autres secteurs du transport. Il n’y a pas de contrat, les rapports sont essentiellement basés sur la confiance, l’employé étant un parent, un ami, un voisin. Les conducteurs ont l’obligation de verser quotidiennement ou chaque semaine une somme fixée entre 2 500 et 3 000 francs CFA la journée. Leur salaire est constitué de ce qui subsiste après le versement, mais le carburant et les pannes demeurent à leur charge.

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L’activité procure des revenus importants. Selon les conducteurs interrogés, les gains journaliers hors « versement » varient de 4 000 à 8 000 francs CFA, soit un gain mensuel moyen de 180 000 francs CFA (environ 275 euros), bien au-dessus du salaire minimum agricole (environ 29 300 francs CFA) et non agricole (environ 33 500 francs CFA). C’est ce qui pousse nombre de conducteurs à vouloir devenir propriétaires. Au départ, ceux-ci sont plutôt des commerçants, des fonctionnaires, des enseignants. Mais souvent, après un an d’activité, certains chauffeurs deviennent indépendants et acquièrent une moto personnelle à un prix allant de 375 000 à 400 000 francs CFA. Le risque pour eux est de reproduire le mode hiérarchique précédent, à savoir la sous-traitance de la conduite à un jeune frère ou à un cousin, et donc d’introduire un nouvel acteur dont ils dépendront et qui, lui aussi, cherchera son indépendance.

La présence des motos-taxis pose de nombreux problèmes. Elles sont à l’origine d’innombrables accidents de la circulation. A Kaolack, en 2014, plus de 4 000 victimes d’accidents de la route provoqués par des « jakarta » ont été répertoriées par le centre hospitalier régional. Les motos-taxis sont pilotées par des jeunes gens âgés de moins de 30 ans, parfois seulement de 15 ans, souvent inexpérimentés. Leur manque de formation, leur fougue, leur inconscience aussi, les poussent au-delà des principes de base de la sécurité routière (par excès de vitesse, absence de casque, non-respect du code de la route ou manque de sommeil). Le secteur ne connaît jusque-là aucune réglementation de la part des pouvoirs publics ou des autorités municipales et les motos ne disposent pas de papiers en règle.

Vers une formalisation de l’activité

 

Face à la concurrence montante des « jakarta », qui ne s’acquittent d’aucune taxe, les taximen se mettent en grève, comme à Thiès ou Diourbel. Ce qui oblige les autorités à réagir. Ces dernières ont pensé interdire ce mode de transport en renforçant les patrouilles des forces de l’ordre, en développant les saisies et les mises en fourrière des motos, en interdisant certaines artères ou la circulation durant la nuit. Mais les contestations de la part des conducteurs comme des usagers montrent l’attachement de ces derniers aux « jakarta ».

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Plus récemment, les autorités réfléchissent aux moyens de formaliser l’activité. En favorisant les formations, la sensibilisation à la sécurité, les immatriculations, l’instauration du permis de conduire, du principe de l’assurance, du paiement d’une taxe municipale (de l’ordre de 2 000 à 3 000 francs CFA par mois). En organisant les lieux de stationnement, placés sous l’autorité d’un chef de garage, avec un tour de rôle et un tarif fixé à l’avance. En renouvelant l’offre de véhicules, avec le projet, porté par le ministère de l’emploi en partenariat avec l’ambassade de l’Inde, de remplacer les « jakarta » par des tricycles. En soutenant les projets des agences de développement local de Kaolack ou Tambacounda (« Taxi-Jakarta ») qui visent à formaliser le métier de conducteur. La lente reconnaissance de l’activité des motos-taxis par les pouvoirs publics aide à la consolidation des dispositifs de régulation internes au milieu, via des regroupements professionnels tels que l’association Taxi Moto Tamba à Tambacounda.

En dépit des réserves que les « jakarta » suscitent, les populations des villes sénégalaises ne peuvent plus s’en passer ; et les pouvoirs publics, incapables d’offrir un transport alternatif adéquat, ne peuvent s’en débarrasser. Si le secteur reste largement informel, son acceptation par l’Etat et sa popularité lui assurent un avenir certain, qui devra nécessairement passer par l’adoption de mesures de régulation et de réglementation.

Aliou Ndao est géographe, enseignant vacataire à l’université Gaston-Berger ; Jérôme Lombard est géographe, directeur de recherches à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).

 

Cet article a d’abord été publié sur le site de The Conversation.

 

Source : Le Monde (Le 04 mai 2020)

 

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