« LA RÉACTION DES ÉTATS AFRICAINS AUX PRÉDICTIONS DE L’OCCIDENT N’EST PAS SATISFAISANTE »

Hamidou Anne jette un regard critique sur la qualité du débat intellectuel autour de la pandémie du Covid-19, à l'heure où les thèses complotistes pullulent et les prédictions sur le continent font débat

Politiste et essayiste sénégalais, Hamidou Anne jette un regard critique sur la qualité du débat intellectuel autour de la pandémie du Covid-19. Dans cette interview accordée à L’Observateur, il revient sur les thèses complotistes contre l’Afrique, mais également sur les prédictions de l’Occident sur le continent.

Quelle appréciation faites-vous de la qualité du débat intellectuel sur la pandémie du Covid-19 en Afrique et au Sénégal plus particulièrement ?

La pandémie nous pousse à réfléchir sur les fondamentaux de notre économie, nos identités politiques, mais aussi nos marqueurs sociologiques, notamment les rapports entre individus. On vit depuis 40 ans avec la victoire du capitalisée par la mondialisation, avec l’interconnexion des idées, des intelligences, l’affaissement des frontières et la libre circulation d’une partie du monde. Il y a eu en même temps un affaiblissement de la puissance publique et le primat de l’économie sur le politique. C’est toute cette réalité politique et économique que la crise du coronavirus interroge. Elle remet en cause les fondamentaux de la mondialisation, de l’économie libérale, et nous interroge sur la capacité de réaction des secteurs publics à apporter des réponses. D’ailleurs, quand on observe les mesures de riposte prises d’imposition de la distanciation sociale, de confinement, de fermeture des aéroports, d’injection de ressources économiques, elles sont toutes du ressort des États.

Cela fait 30 ans que le courant libéral nous dit qu’il faut moins d’Etat. Et aujourd’hui, on fait l’inverse de tout ce qui a été dit par les tenants du moins d’Etat.

De cette crise, jaillit un débat entre les intellectuels de gauche et de droite, chacun apportant une vision du monde, une représentation de la crise, mais aussi ce qui va dessiner le monde d’après. Au niveau africain, on a vu récemment la tribune des intellectuels de plusieurs pays francophones d’Afrique, dont Kako Nubukpo, Frank Hermann Eckra, Felwine Sarr, qui appellent à une réflexion sur une refondation du politique et des rapports sociaux en Afrique. Ce sont des initiatives comme ça qui sont très intéressantes et qui peuvent nous armer intellectuellement, armer intellectuellement nos politiques, transformer aussi nos imaginaires, nos relations ainsi que nos méthodes d’action et de penser et peut-être, structurer une réponse dans ce monde d’après, qui sera configuré par la crise du Coronavirus.

Est-ce que le débat ne devrait pas être plus structuré, pour des réponses plus adéquates ?

Le débat est structuré dans certains cercles. Il ne faut pas oublier que les intellectuels réfléchissent tout le temps dans les laboratoires, dans les instances de création et de réflexion. Il y a une production intellectuelle caractérisée, une circulation des idées ; mais il faudrait peut-être identifié ce que cette crise va apporter en termes de nouveauté, à travers notamment une capacité à penser, à réfléchir sur ce que sont les vulnérabilités dans une période de confinement et de remise en question des fondamentaux économiques et politiques.

Depuis l’apparition de la pandémie, beaucoup ont développé la thèse d’un complot de l’Occident contre l’Afrique, qu’en dites-vous ?

C’est inquiétant. On voit une montée en flèche des théories complotistes, mais pas seulement en Afrique, c’est partout dans le monde. Il y a l’émergence massive des fake-news. Ce qui est inquiétant en revanche, c’est qu’on voit des personnes plus ou moins structurées, des intellectuels, des gens qui ont fait des études, qui sont quand même présumés sérieux, verser dans ces théories du complot et parfois même dans des choses extrêmement étranges. Le récent débat  sur les vaccins, où les propos maladroitement racistes de deux professeurs ont été pris, transformés pour accoucher finalement de théories avec des personnes qui seraient en route pour vacciner des peuples africains est édifiant…

On ne peut pas faire grand-chose à l’heure actuelle contre l’effusion des théories du complot. Il y a Internet, Twitter, WhatsApp qui sont des relais extrêmement puissants de cette parole. Ceci oblige à couper court aux folles rumeurs par davantage de transparence dans la gestion publique, par l’obligation pour les intellectuels de produire plus et mieux et par plus de vulgarisation des idées sérieuses… En attendant de trouver le moyen de mieux réguler Internet, qui est un espace de liberté, mais aussi de diffusion de propos complotistes.

N’est-ce pas cette liberté-là qui favorise la diffusion des fake-news ?

Il y a beaucoup d’intox. Dans des crises comme celle-ci, si les médecins, les virologues, les chercheurs, les spécialistes, n’ont pas le privilège de la parole, ne sont pas prioritaires dans les médias, d’autres viendront prendre leur place pour distribuer des fake-news et faire dans l’intoxication. Il faut que les médias soient beaucoup plus soucieux de la vérité, de la responsabilité, mais surtout de la distribution de la parole aux experts et aux spécialistes. Il y a des gens à qui on ne tend pas le micro en temps de crise. Les personnes âgées qui ne sont pas très au fait des technologies, qui ne comprennent pas les logiques d’information et de circulation numérique sont les plus vulnérables dans ce contexte d’infox. Les décideurs publics peuvent aussi envahir ces canaux-là pour diffuser la parole officielle et crédible, qui est celle que l’on doit suivre si on espère gagner cette lutte contre le Coronavirus.

Beaucoup prédisent le pire pour l’Afrique, il y a l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’Organisation des Nations Unies (ONU), une note du Quai d’Orsay qui prédit l’effondrement de beaucoup de régimes du continent à cause des ravages à venir de la pandémie Covid-19, qu’est-ce que cela vous inspire ?

L’Afrique est le continent le moins impacté par le Coronavirus, pour des raisons, pour l’instant, qui ne s’explique pas. L’Afrique est fragile, notamment au regard des standards médicaux dans le monde que nous sommes très loin d’atteindre. Nous avons des systèmes de santé précaires, vulnérables, ce qui fait que les inquiétudes de ces organisations me semblent compréhensibles. Après, nous avons aussi une longue pratique de lutte contre les maladies infectieuses. Nous avons eu l’expérience du virus Ebola et d’autres virus qui ont fondé une capacité à forger des réponses de nos médecins et de nos structures. Mais ça n’empêche pas que nos systèmes de santé, fragiles, puissent alerter certaines organisations et certaines personnes bien intentionnées.

Par rapport à la note du Quai d’Orsay : qu’il y ait une structure de réflexion et d’analyse dans un ministère des affaires étrangères, c’est normal. Ce qui n’est pas normal, par contre, c’est qu’on ait tué la réflexion, la prospective dans nos appareils politiques locaux. Nos politiques sont totalement déconnectés de la recherche, de la pensée et des idées. C’est pourquoi nous n’arrivons pas souvent à anticiper les mutations du monde. Nous n’arrivons pas forcément à donner de la bonne information à nos décideurs publics pour leur permettre d’appréhender les bouleversements du monde. Au lieu de copier le travail de réflexion que les autres mènent, qui parfois nous concerne, nous devrions armer la puissance publique, armer notre diplomatie, notre économie, nos structures publiques pour leur permettre d’avoir des ressources humaines et matérielles de qualité, en vue de produire de la réflexion et d’aider à la décision pour faire passer davantage nos intérêts.

Comment jugez-vous la réaction des Etats africains face à toutes ces prédictions ?

Elle n’est pas satisfaisante, et pas seulement par rapport au Coronavirus. C’est quelque chose de très structurel. Nous avons abandonné le champ des idées dans la gestion publique. Nous avons une disjonction entre les universités, les espaces de réflexion, les experts, avec le milieu du politique. Si la gouvernance n’est pas sous-tendue par des idées, par la réflexion, elle accouche d’une action politique dangereuse. Il faut aller vers une alliance des deux. Les idées nourrissent la réflexion politique. Il faut que la bataille des idées soit le moteur de notre action publique de transformation de notre pays et de notre continent. Mais jusque-là nous avons trop insisté sur la politique politicienne.

Source : Seneplus

 

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