Coronavirus : à l’arrêt, le football fait son introspection

La perte brutale de revenus a mis en lumière la fragilité de l’économie du ballon rond, dont certains attendent davantage de régulation. Mais ce secteur a toujours résisté aux crises : une décroissance reste peu probable.

Que faire ? Peu de dirigeants du football ont pour écrivain fétiche Lénine (auteur, en 1901, de l’ouvrage au même titre interrogatif) ; pourtant, le ballon à l’arrêt et les caisses vides, les voilà eux aussi tourmentés par des questions brûlantes. On entend même monter çà et là une rumeur quasi bolchevique, sans qu’elle puisse bien sûr prétendre à la majorité. Le sport roi n’est pas rompu à l’introspection ; tout allait si facilement jusqu’alors.

Mais à Zurich – où Lénine la précéda –, la Fédération internationale de football (FIFA) n’est plus sûre de rien. « Notre monde comme notre sport seront différents après le retour à la normale », dit Gianni Infantino, son président, dans un étonnant oxymore. Prière, ajoute-t-il, de « contribuer de manière positive et mettre l’intérêt global au-dessus des intérêts individuels ». Certains ont dû se pincer : jusqu’à la crise, le Suisse poussait coûte que coûte un projet de championnat du monde des clubs qui surcharge davantage le calendrier et perturbe un équilibre des pouvoirs déjà fragile.

Le trésor de guerre de la FIFA

 

Concrètement, la FIFA se concentre pour l’heure sur le sauvetage de la pyramide grâce au trésor de guerre constitué au fil des années par son ancien président Sepp Blatter – près de 2,5 milliards d’euros de réserves en 2019. Le versement des fonds sera anticipé ; les réformes de fond attendront, confie un membre du conseil de la fédération internationale : « Nous n’avons eu aucune discussion concernant l’après ou les pistes de réflexion sur un éventuel changement de modèle. » Un proche de l’institution, sceptique, enchérit : « La crise actuelle ne fait que mettre en lumière le vide et l’inutilité de la machine FIFA. Au-delà de la distribution des fonds, c’est “blablaland”. »

« Le président Ceferin est ouvert à toutes les propositions : plafond salarial, plus de régulation… Mais il faut mesurer d’abord l’impact de cette crise », confie un cadre de l’UEFA

La réflexion est plus avancée du côté de l’Union des associations européennes de football (UEFA), dont le président, Aleksander Ceferin, estimait, dès le 18 mars, que « l’heure [n’était] plus à l’égoïsme » et que « le football mondial [repartait] de zéro ». Un haut dirigeant de l’UEFA livre cette analyse : « L’industrie du football était disproportionnée par rapport aux autres activités économiques. Le président Ceferin est ouvert à toutes les propositions : plafond salarial, plus de régulation… Mais il ne faut pas aller trop vite et mesurer d’abord l’impact de cette crise. Si on ne termine pas les coupes d’Europe, cela aura un impact important en termes de redistribution pour les clubs des grands championnats. Il y a une unité européenne dans ce travail de réflexion, c’est l’aspect positif de cette période. La FIFA, elle, la joue en solo, pour ses propres intérêts. »

Malgré les effets bénéfiques du fair-play financier – qui impose aux clubs européens de ne pas dépenser plus qu’ils ne gagnent – et en dépit d’une formidable croissance, le football reste une activité peu rentable. En 2018, le marché européen était estimé par le cabinet Deloitte à 28,4 milliards d’euros – une progression de 68 % en six ans. L’arrêt subit des compétitions a mis à nu les clubs les plus puissants. La Juventus Turin, le Bayern Munich ou le FC Barcelone ont rapidement dû négocier la baisse des salaires de leurs vedettes.

Une croissance folle

 

Ils sont pourtant ceux dont les revenus sont les plus importants et diversifiés. Mais l’investissement dans les joueurs – transferts, salaires et commission aux agents – continue de les ponctionner en quasi-totalité. La prise de risque financier est presque obligatoire pour ces clubs, en ce qu’elle assure leur maintien dans le cercle vertueux – la Ligue des champions pour les uns, la première division nationale pour les autres. Ceux qui en sortent se brûlent les doigts : le Milan AC, qui finançait ses recrues avec des emprunts à des taux usuraires, est tombé dans les mains de son bailleur, le fonds d’investissement Elliott.

L’arrêt des rencontres signera-t-il la fin de cette croissance folle ? Les signaux sont au rouge. Les diffuseurs européens devraient négocier de manière plus serrée, après la baisse de leurs revenus, qu’elle soit immédiate – le britannique Sky a offert la possibilité d’interrompre les abonnements en raison de l’arrêt des matchs – ou différée, avec la crise économique. Le championnat allemand a d’ailleurs suspendu ses appels d’offres. Quant aux revenus de sponsoring, ils sont menacés par l’effondrement des secteurs aérien et hôtelier, parmi les principaux annonceurs du football, et, plus généralement, par la baisse annoncée des dépenses de marketing.

Troisième source de revenus des clubs, d’une importance croissante, le marché des transferts est aussi menacé d’implosion, estime le directeur de la Bundesliga, le championnat allemand. « A court terme, le marché estival n’existera pas, il va s’effondrer, a affirmé Christian Seifert au New York Times. Certains championnats vont comprendre que l’argent n’est pas une chose qui tombe du ciel tous les mois. »

« L’urgence est là »

 

Toutefois, depuis qu’il a affirmé sa suprématie sur le sport mondial, le football a poursuivi sa cavalcade, quels que soient les chocs économiques. La crise de 2008 l’avait à peine freinée. Certains clubs restés à l’écart de cette dynamique, qui creuse les écarts entre l’élite et la majorité, imaginent une pause salvatrice. « Cette crise fera peut-être retrouver la raison à certains, espère Olivier Delcourt, propriétaire et président du club de Dijon, en Ligue 1. On a tous envie de gagner, mais il ne faut pas faire n’importe quoi et partir dans des délires financiers. Un club appartient à tout le monde, aux supporteurs comme aux partenaires. » Ces derniers mois, il a observé l’inflation des salaires, des prix des joueurs et des commissions versées aux agents à la faveur d’un nouveau contrat de droits télévisés… dont l’argent n’est pas encore sur la table.

« Il faudra que les instances établissent des règles plus fortes. On va avoir quinze mois difficiles mais on repartira plus forts, plus équilibrés », estime Bernard Caïazzo

Sous le choc du drame humain en Italie, de grands noms du Calcio, comme l’entraîneur Carlo Ancelotti ou l’ancien dirigeant historique du Milan AC Adriano Galliani, imaginent déjà la décroissance. Bernard Caïazzo, propriétaire de l’AS Saint-Etienne et président de Première Ligue, le syndicat des grands clubs français, les rejoint : « Il faudra que les instances établissent des règles plus fortes. On va avoir quinze mois difficiles mais on repartira plus forts, plus équilibrés. »

La FIFA et l’UEFA, à qui les clubs les plus puissants tordaient récemment la main en menaçant de rompre avec un système selon eux trop partageur, joueront-elles un rôle décisif au sortir de la crise ? David Dellea, directeur de la branche sport du cabinet d’audit et de conseil PwC, le pense et montre surtout du doigt un marché des transferts « déraisonnable » : « Jusqu’à présent, il y a toujours eu une résistance politique à la régulation car il n’y avait pas de notion d’urgence. Cette fois, l’urgence est là. Il y a un momentum pour appliquer de nouvelles règles qui rendront l’industrie plus soutenable, même s’il sera très difficile de le faire sur l’ensemble de l’écosystème. »

World Rugby, arbitre du jeu à XV, envisage déjà d’imposer une plus grande régulation financière. La Formule 1 devrait abaisser le seuil maximal de dépenses autorisées pour une écurie. Le football imposera-t-il un plafond salarial, sur le modèle américain ? Réformera-t-il profondément le marché des transferts, après plusieurs tentatives timides ? Philippe Piat, président de la FIFPro, le syndicat international des joueurs, a trop d’expérience des arcanes du football pour y croire : « Quand le problème du virus sera réglé, on reviendra aux affaires courantes, c’est la nature humaine qui est comme ça. » Pour ce qui est de la nature humaine, on ne sait ; pour celle du football, l’histoire récente lui donne raison.

 

 

Clément Guillou

(Avec Rémi Dupré, Anthony Hernandez et Adrien Pécout)

Source : Le Monde

 

 

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