Confinement : la révolution de l’égalité dans les foyers n’aura pas lieu

Avec leur compagnon désormais à la maison, les femmes auraient pu espérer que leurs surcharges mentale et domestique s'allégeraient. C'est l'inverse qui semble se produire.

Pour Élise, le confinement a des airs de revanche sur la nonchalance habituelle de son compagnon. Jusqu’ici, alors que la freelance travaille depuis leur 40m2 du XIe arrondissement de Paris, sans lave-vaisselle, lui avait l’habitude d’esquiver ses devoirs domestiques en s’échappant au bureau. Désormais, Élise s’amuse à étaler la vaisselle sale sur le plan de cuisine pour qu’il éprouve cette réalité autrefois si abstraite: le repas ne pourra se faire sans avoir nettoyé les dépouilles du précédent. «Il fait plus la vaisselle qu’avant, il n’a plus le choix», triomphe-t-elle.

La crise générée par l’épidémie de coronavirus a créé une situation exceptionnelle où les charges domestiques, professionnelles et parentales des couples se retrouvent elles aussi confinées en une même unité de temps et de lieu. Dans cet épisode grave, un espoir fou est né: celui d’une révolution égalitaire au sein des foyers. Au moment de ranger la vaisselle, surveiller les devoirs des enfants, faire la poussière, la liste des courses et les repas, qui fera quoi?

À la tête de l’Observatoire de la qualité de vie au travail, qui traite des problématiques de parentalité en entreprise, Jérôme Ballarin veut croire qu’il y aura un avant et un après. «Pour ceux qui partaient tôt le lundi et revenaient tard le vendredi ou avaient des heures de transport en commun chaque jour, la donne a changé, affirme-t-il. Certains hommes vont se rendre compte qu’il y a un vrai travail à la maison. Mettre le couvert, s’occuper des enfants… Ceux qui avaient déserté les tâches domestiques devront s’y mettre ou entendre “t’es pas à l’hôtel”. Au sein des couples, il faut trouver une nouvelle organisation, s’ajuster, faire des points pour dire ce qui ne va pas, ce qui doit être changé et surtout, que chacun se sente entendu et respecté.»

Les problèmes préexistants s’aggravent

 

Il semblerait absurde que les femmes continuent de passer deux fois plus de temps à s’occuper des enfants et du ménage et des courses, avec leur compagnon à quelques mètres. Et pourtant. En réalité, la suppression de l’éloignement ne suffit pas à bousculer l’édifice des inégalités au sein des couples. «Avoir déjà une délibération sur la répartition des tâches pour savoir qui fait quoi, c’est la bonne nouvelle, cela prouve que chacun se préoccupe de l’autre. Souvent, cela ne se discute même pas», observe Coline Charpentier, autrice du livre T’as pensé à…? Guide d’autodéfense sur la charge mentale, à l’origine du compte Instagram «T’as pensé à?», qui cumule 116.000 abonné·es.

Même quand ce débat a lieu, rien n’assure qu’il débouche vers une plus juste répartition. «Certains hommes vont se poser des questions… Mais cela ne déclenchera pas pour autant des mécanismes de rééquilibrage, explique Marie Becker, directrice conseil au cabinet Accordia, experte du sexisme et des inégalités professionnelles. Quelqu’un qui n’a jamais fait la cuisine la fera peut-être un peu, mais pas à 50/50.»

Dans ce contexte de crispation et d’anxiété, pour les familles nombreuses, celles mal équipées, celles qui n’ont ni jardin ni employeurs flexibles, mais des enfants dépendants, des conjoints paresseux et le nez dans le guidon, le confinement, loin de rebattre les cartes des inégalités, va les révéler, les conforter voire les empirer. Les mécanismes déjà en place ne risquent pas de se révolutionner mais se solidifier.

«Il faut penser aux dégâts que peut générer le confinement pour celles qui subissent des violences conjugales, psychologiques, administratives, physiques et sexuelles, rappelle Marie Becker. Cela concerne une femme sur dix. Dans ces environnements violents, les comportements abusifs et les crises vont s’aggraver. Elles n’auront plus le travail pour s’en extraire.»

Des exigences inconsidérées

 

En ce qui concerne la répartition des tâches, dans la grande majorité des foyers, les mêmes habitudes reprendront de plus belle, puisqu’en temps de crise, on se rattache à ce que l’on connaît et qui marche, à ce que chacun·e sait et doit donc faire. Il faut faire tenir la baraque, dont les femmes supportent en général déjà les fondations. Parce qu’elles détiennent la majorité des savoirs de ce monde-là, leurs charges mentale et domestique seront en surchauffe.

Via son compte Instagram, Coline Charpentier a reçu plus d’une centaine de témoignages depuis une semaine de femmes épuisées de devoir gérer, en plus de leur travail, les enfants, les repas –sains, si possible–, la maison, le bon respect du protocole sanitaire, en plus de la charge émotionnelle qui consiste à écouter et soigner les angoisses de tout le monde, dans le foyer, le voisinage et la famille.

«Les femmes n’ont plus de temps pour elles, certaines me disent qu’elles vont aux toilettes avec leur enfant sur le dos. D’autres expliquent qu’elles travaillent de 20h à 23h ou la nuit pour rattraper ce qu’elles n’ont pas fait le jour, elles se retrouvent avec des triples journées. Et il ne s’agit pas forcément de familles monoparentales, leur conjoint est là mais garde les mêmes horaires de travail et ne s’occupe de rien.»

Premières variables d’ajustement, de nombreuses femmes sont ainsi en première ligne pour se débrouiller afin de répondre aux exigences de ceux qui veulent prétendre que tout va bien. «L’Éducation nationale nous demande de continuer le programme comme si de rien n’était, avec des devoirs et contrôles à surveiller, comme si les parents pouvaient suivre sans problème, raconte Coline Charpentier, elle-même professeure. Des entreprises, complètement déconnectées, maintiennent les mêmes charges de travail en sachant qu’il n’y a pas de garde d’enfant.»

Elle et son conjoint doivent tous deux poursuivre leur activité, tout en s’occupant de leur enfant de moins de 3 ans qui ne fait plus sa sieste. «On nous demande d’être des bons petits soldats, sans prendre en compte la réalité ni l’angoisse profonde que nous vivons tous ni ce qu’est une journée sans garde, témoigne-t-elle. Des femmes m’écrivent que l’entreprise leur met la pression, les professeurs aussi, et en même temps, elles doivent affronter un non-dit désormais explicité: le travail de monsieur est plus important que celui de madame.»

Prolongement des inégalités professionnelles

 

Si les femmes continuent d’en faire plus à la maison, c’est parce qu’un calcul simple et pragmatique a été fait: le salaire de celui qui gagne le plus doit être maintenu au maximum, et dans 75% des couples, c’est celui de l’homme. «Parce qu’ils gagnent plus, ont plus de responsabilité en moyenne, leur travail sera considéré plus important que le reste, résume Marie Becker. Dans un foyer où la femme est à temps partiel ou a l’habitude de prendre tout en charge et l’homme à temps plein, dans un rôle de breadwinner [gagne-pain], il se peut que rien ne change. Les mêmes schémas se remettront en place: madame va faire les courses, occuper les enfants et faire la cuisine tout en travaillant pour que monsieur puisse continuer à travailler dans de bonnes conditions.»

S’il faut faire des choix, comme lors de l’annonce de la fermeture des écoles antérieure au confinement, la carrière des femmes est la plupart du temps celle qui doit passer au second plan. «Tout le monde est potentiellement à la maison certes, mais ça ne suffit pas à rééquilibrer les inégalités, constate Karine Babule, chargée de mission à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). Souvent, ce sont les mères qui réduisent leur activité et posent des congés enfant malade ou aidant familial, passent à temps partiel. L’entreprise peut encourager à une répartition équilibrée ou alternée entre femmes et hommes de la prise de congés ou temps partiel.»

«Cette crise a un effet grossissant sur les inégalités, elle pourra engendrer une prise de conscience, plus tard.»

Coline Charpentier, professeure, autrice du livre T’as pensé à…?

Parce qu’elles gagnent moins, elles en font plus à la maison. Et parce qu’elles sont celles qui se mettent en retrait, elles ne gagneront jamais plus. Le confinement illustre cette imbrication solide entre inégalités domestiques et professionnelles, laquelle ne peut être brisée qu’à la condition de supprimer les écarts de rémunération entre hommes et femmes. «Quand on sait que ce sont les femmes qui remplissent la majorité du travail domestique et des métiers qui s’avèrent essentiels dans la crise que nous vivons, cela mérite de s’interroger sur la valeur de leur travail, rémunéré comme non rémunéré», souffle Marie Becker.

Certains encouragent les femmes à taper du poing sur la table pour imposer l’égalité à la maison. Pour Marie Becker, c’est une injonction de plus faite à celles qui sont déjà bien surmenées. «On demande déjà beaucoup trop aux femmes. Là, en plus de tout le reste, elles devraient porter seules la responsabilité de ce combat de l’égalité et du partage des tâches et entrer en résistance face à leur mari et enfants? C’est trop facile! s’insurge-t-elle. Il faudrait créer une campagne d’information sur les réseaux sociaux et les médias afin de sensibiliser la population. C’est à l’État de conduire le changement, de responsabiliser les individus via des politiques publiques au niveau national en faveur de l’égalité dans les foyers. Comme pour les violences conjugales, il ne suffit pas de dire “attention” mais de mettre en place des solutions et des moyens pour faire progresser l’égalité femmes-hommes.»

Faudra-t-il attendre que les femmes tombent, grillées par un burn out domestique? Coline Charpentier place plutôt ses espoirs dans ce «jour d’après», que beaucoup rêvent plus juste. «Cette crise a un effet grossissant sur les inégalités, elle pourra engendrer une prise de conscience, plus tard. Ce que nous avons vécu sera là, il faudra en parler.»

En attendant, pour éviter les disputes et arrêter les pleurs des petits habitués à les réclamer, les femmes vont capituler et faire, pour tenir jusqu’à la journée suivante. Elles achètent la paix plus que l’égalité. C’est elle qui leur permet de rester debout, ou même juste en vie.

Lucile Quillet

 

Source : Slate (France)

 

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