L’incroyable histoire du lavage des mains

Aujourd’hui, le lavage des mains est à l’hygiène publique ce que le bon Dieu est à la religion catholique. Un point de départ indispensable. Indiscutable. Irréfutable. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Même qu’au milieu des années 1800, le «père du lavage de main», le médecin hongrois Ignace Philippe Semmelweis, a été ridiculisé. Congédié. Enfermé. Voici son histoire.

Vienne. 1846. Dans le département d’obstétrique de l’Hôpital général, le jeune docteur Ignace Philippe Semmelweis constate une chose troublante. Les patientes qui accouchent dans le pavillon des médecins meurent davantage que celles qui accouchent dans le pavillon des sages-femmes. Attendez. C’est encore pire que ça, mais il ne faut pas le dire trop fort. Même les femmes qui accouchent dans la rue s’en tirent mieux que les malheureuses qui font confiance aux médecins!

Les statistiques donnent froid dans le dos. Entre 13 et 18 % des femmes meurent de fièvre puerpérale (septicémie) lorsque l’accouchement est effectué par un médecin ou un étudiant en médecine. La mortalité baisse à 2 % lorsque l’accouchement est fait par les sages-femmes.(1) Au fil des ans, on a accusé «[…] la brutalité des étudiants, la moralité douteuse des filles-mères, le froid, […] la Lune et même la clochette des prêtres venus administrer l’extrême-onction : cette sonnette serait génératrice d’anxiété!»(2)

«Sherlock Holmes» à l’hôpital

Le docteur Semmelweis, qui est chef clinique, se transforme en Sherlock Holmes. Il mène l’enquête. «Tout semblait inexplicable», écrira-t-il.(3) Une chose finit par attirer son attention. À l’hôpital, la morgue se trouve juste à côté de la salle d’accouchement utilisée par les médecins. Les toubibs passent fréquemment de la salle de dissection à la salle d’accouchement, sans même s’essuyer les mains. Parfois, ils utilisent les mêmes instruments souillés pour les morts et les vivantes!

Ce timbre à l'image du Dr  Semmelweis a été émis par la Hongrie.

 

Semmelweis sent confusément qu’il existe un lien entre «certaines particules des cadavres» et la mort des femmes. Mais lequel?

En 1846, Louis Pasteur n’a pas encore découvert l’influence des microbes et de l’infiniment petit.(4) À l’époque, on croit que ce sont les mauvaises odeurs dans l’air qui répandent les maladies. Plusieurs savants déconseillent même d’ouvrir les fenêtres, par mesure d’hygiène…(5)

Pour reprendre l’expression d’un écrivain célèbre, «le docteur Semmelweis touche les microbes sans les voir».(6) En désespoir de cause, il suggère pourtant une chose nouvelle. Radicale. Révolutionnaire. Il oblige les médecins et les étudiants en médecine à se laver les mains avant de procéder à un accouchement! Impitoyable, son «protocole» stipule que le lavage doit durer cinq minutes, avec une solution à base de chlore extrêmement corrosive.(7)

Pour la médecine, un grand pas vient d’être franchi. Pour le bon docteur Semmelweis, les ennuis commencent…

Vous êtes un «Néron médical»

Dès le début, les résultats sont spectaculaires. En avril 1847, pas moins de 18 % des patientes des médecins trouvent la mort. Après l’introduction du lavage de mains, à la mi-mai, la mortalité baisse à 1 %. Apparemment, Semmelweis a frappé dans le mille. Ses soupçons se confirment en 1847, lorsqu’un collègue médecin meurt de septicémie après s’être coupé avec un scalpel ayant servi à disséquer un cadavre. Semmelweis en profite pour exiger que l’on nettoie aussi les instruments après chaque utilisation.

Sur cette photo du 24 mars 2020, une infirmière de Médecins du monde montre le lavage des mains sur la place des Amandiers, où environ 150 migrants syriens ont séjourné ces dernières semaines à Cayenne, en Guyane française. L’ONG veut sensibiliser aux mesures de sécurité pour contrer la pandémie de COVID-19

 

 

Faut-il pousser trois «Hourrah!» pour le docteur Semmelweis? Ou porter en triomphe le bienfaiteur? Pas si vite. Son supérieur, le docteur Johann Klein, n’est guère impressionné. Monsieur attribue plutôt la baisse des mortalités à la nouvelle ventilation de l’hôpital. Comme lui, bon nombre de médecins chevronnés ridiculisent les théories farfelues de ce «blanc-bec» de Semmelweis. La plupart sont issus de la noblesse ou des classes supérieures. Eux, des êtres malpropres? Pfff. Quelle insulte!

La personnalité abrasive de Semmelweis n’arrange rien. Monsieur n’a rien d’un diplomate. Il néglige souvent de fournir les preuves détaillées de ce qu’il avance.(8) Il accuse les sceptiques «d’assassiner les femmes». «Les mains, par leur simple contact, peuvent être infectantes», répète-t-il sans arrêt.(9) Plusieurs le croient à moitié fou. «Vous êtes un meurtrier […], écrit Semmelweis à un médecin. Il ajoute que ce dernier passera à l’Histoire comme l’équivalent médical de «l’empereur Néron», accusé d’avoir regardé Rome brûler en jouant de la lyre.(10)

En 1848, le contrat du trouble-fête Semmelweis n’est pas renouvelé. Les friands d’orthographe noteront qu’il voulait en finir avec la fièvre «septique», mais que ce sont les «sceptiques» qui en auront fini avec lui…

Un médecin errant

Dès lors, Ignace Philippe Semmelweis devient une sorte de médecin errant. La guerre civile qui bouleverse l’empire autrichien ne facilite pas la poursuite d’une carrière tranquille. Quelques années plus tard, on le retrouve à Budapest, où il implante ses théories révolutionnaires dans la maternité d’un petit hôpital. Mais il faut attendre jusqu’en 1861 pour qu’il se décide enfin à regrouper ses travaux dans un livre intitulé L’Étiologie de la fièvre puerpérale. L’ouvrage a été décrit comme une brique assez indigeste de 500 pages qui contient autant d’informations médicales que de règlements de comptes avec le monde entier.

Aigri, amer, Semmelweis devient de plus en plus colérique. Imprévisible. Incohérent. Il se lave les mains de manière compulsive, au point de se mettre la peau à vif. Il fait irruption dans une séance de la faculté médicale de l’université de Budapest en récitant le serment des sages-femmes. Ses proches le disent victime d’une «dépression nerveuse». Plus tard, bien plus tard, on émettra l’hypothèse qu’il est atteint de la syphilis ou de la maladie d’Alzheimer.(11)

Mine de rien, les idées de Semmelweis font leur chemin. Bientôt, les découvertes des Louis Pasteur, Robert Koch, Joseph Lister, Florence Nightingale et cie vont lui donner raison. Hélas, pour «le père du lavage des mains», il est déjà trop tard. En 1865, des collègues l’attirent dans un hôpital psychiatrique. Monsieur croit qu’il se rend sur place pour inspecter les installations. En fait, il n’en ressortira plus. Notre «malade» résiste. Il devient violent. Pour le calmer, on le plonge dans l’eau glacée. On le gave de laxatifs. On le bat sauvagement.

Ignace Philippe Semmelweis meurt deux semaines après le début son internement, le 14 août 1865, probablement des suites de blessures infligées par ses gardiens. Il a 47 ans. Jusqu’au bout, on aime penser qu’il a répété sa phrase fétiche: «Le monde vous pardonne tout, sauf la vérité».

D’où vient la poignée de main? Une légende tenace veut qu’en tendant la main droite, le guerrier assurait son vis-à-vis qu’il n’allait pas dégainer son épée.

 

LA POIGNÉE DE MAIN, VICTIME DU CORONAVIRUS

 

À chaque épidémie, il s’en trouve pour prédire la fin de la poignée de main. Pourtant, même si elle est âgée de 3000 ans, la vieille salutation n’a peut-être pas dit son dernier mot.

D’où vient la poignée de main? Une légende tenace veut qu’en tendant la main droite, le guerrier assurait son vis-à-vis qu’il n’allait pas dégainer son épée. La tradition assurait un avantage certain aux gauchers, vous en conviendrez, mais nous ne sommes pas là pour juger…

Les plus pointilleux ajoutent que le fait de se secouer mutuellement la main permettait de vérifier que l’autre ne cachait pas une dague ou un objet suspect dans sa manche. Bref, la poignée de main constituait une sorte d’ancêtre du détecteur de métal, s’il faut en croire la légende.

Allez savoir. Les origines de la coutume se révèlent peut-être moins spectaculaires. À travers les âges, il semble probable que la poignée de main se soit imposée comme un symbole de bonne foi. Et ça ne date pas d’hier. Une poignée de main apparaît sur un bas-relief de l’ancienne Babylone, qui date d’environ 3000 ans.(12)

Mais tout cela, c’était AVANT. Avant que des scientifiques ne puissent calculer le nombre de bactéries ou de virus avec une précision qui donne froid dans le dos. Aujourd’hui, on sait qu’une main humaine typique héberge plus de 150 espèces de bactéries, pas toutes dangereuses heureusement.(13) Sachant que le Nord-Américain moyen échange environ 15 000 poignées de main au cours de son existence, les hypocondriaques n’ont qu’à bien se tenir…(14)

C’est entendu. La poignée de main propage moins de micro-organismes que le baiser langoureux. (15) Mais cela ne signifie pas qu’elle soit sans danger durant une épidémie. Selon une étude du Journal of Hospital Infection, la poignée de main se révèle 20 fois moins «hygiénique» que le fait de se toucher les poings [fist bump]. Et deux fois moins «sûre» que le «High Five», une salutation que les puristes traduisent par un audacieux «tape m’en cinq».(16)

Faut-il ranger au rayon des curiosités historiques l’étrange poignée de main de 13 secondes entre Donald Trump et le Nord-Coréen Kim Jong-un, en 2018?(17) En France et en Chine, depuis le début la pandémie, des publicités gouvernementales incitent les gens à ne plus se donner la main.(18) Aux États-Unis, lors du dernier débat de la primaire démocrate, Bernie Sanders et Joe Biden se sont salués par un simple contact du coude.(19) Sur YouTube, on propose d’autres options, notamment le «Wuhan Shake», qui consiste à se donner un petit coup de pied amical, en guise de salutation.(20)

On verra bien. En attendant, il faut constater que la poignée de main en a vu d’autres. En 1918, lors de l’épidémie de grippe espagnole, plusieurs États l’avaient brièvement interdite. En Arizona, les imprudents qui se donnaient la main risquaient même une peine de prison. De la même manière, l’habitude a survécu à toutes les grandes épidémies de peste du Moyen-Âge.

Mais si on remonte aussi loin dans le temps, est-ce que ça compte vraiment? En 1348, le roi français Philippe VI avait demandé à la faculté de médecine de l’Université de Paris d’enquêter sur les origines de l’épidémie de peste qui ravageait l’Europe. Leur recherche assez approfondie avait incriminé une désastreuse conjonction de Saturne, de Jupiter et de Mars qui aurait fait sortir des vapeurs contaminées de la Terre pour empoisonner l’air et l’eau.

Avouez que c’était du propre.(21)

 

 

Jean-Simon Gagné

Le Soleil

 

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NOTES

(1) Ignaz Semmelweis and the Birth of Infection Control, BMJ, vol. 13 no.3, juin 2004

(2) Semmelweis, l’apôtre du lavage de mains, Le Figaro, 5 août 2012.

(3) Semmelweis, l’apôtre du lavage de mains, Le Figaro, 5 août 2012.

(4) The Man Who Discovered That Unwashed Hands Could Kill — and Was Ridiculed For It, The Washington Post, 23 mars 2020.

(5) Keep it Clean: The Surprising 130-Year History of Handwashing, The Guardian, 18 mars 2020.

(6) Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis, Gallimard, 1999.

(7) Ignác Semmelweis — Celebrating a Flawed Pioneer of Patient Safety, The Lancet, 2 juillet 2011.

(8) Shattering the Myth of Semmelweis, Philosophy of Science, The University of Chicago Press, vol. 80 no.5, décembre 2013.

(9) Semmelweis, l’apôtre du lavage de mains, Le Figaro, 5 août 2012.

(10) Ignaz Semmelweis and the Birth of Infection Control, BMJ, vol. 13 no.3, juin 2004

(11) «Wash Your Hands» Was Once Controversial Medical Advice, National Geographic, 6 mars 2020.

(12) The History of the Handshake, History, 9 août 2016.

(13) Women Have More Diverse Hand Bacteria Than Men, According to CU-Boulder Study, University of Colorado Boulder,  3 novembre 2008.

(14) Shaking Hands is Disgusting — Here’s What Else You Can Do, The Conversation, 12 juin 2018.

(15) Shaping the Oral Microbiota Through Intimate Kissing, BMC, 17 novembre 2014.

(16) Fist Bumps, High-Fives Spread Fewer Germs than Handshakes, Study Says, Los Angeles, 28 juillet 2014.

(17) Kim Jong-Un and Donald Trump’s 13-second Handshake is Fascinating Episode in Gripping History of the Greeting Ritual, mirror.co.uk, 12 juin 2018.

(18) The End of the Handshake: Saying Hello During the Coronavirus Outbreak, The Guardian, 3 mars 2020.

(19) Debate in the Time of Coronavirus: An Elbow Bump Greeting for Biden and Sanders, Reuters, 15 mars 2020.

(20) Coronavirus: «Wuhan Shake» One of Many Inventive Ways People Are Avoiding Handshakes: https://www.youtube.com/watch?v=zf5tGGD_6kA

(21) Katherine Ashenburg, The Dirt on Clean, An Unsanitized Story, Alfred A.Knopf, 2007.

 

 

 

 

Source : Le Soleil (Québec)

 

 

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