Hamady Bocoum : «Nous sommes tous des Africains»

Le directeur général du Musée des civilisations noires, à Dakar explique sa vision de l’Afrique et du panafricanisme, une année après l’ouverture d'une institution devenue une référence

Plus d’un demi-siècle: voilà le temps qu’il aura fallu entre la première formulation du projet d’un musée des civilisations noires dans la bouche de Léopold Sédar Senghor en 1966 et l’inauguration dudit bâtiment en décembre 2018 à Dakar. Entre-temps, l’Afrique et le panafricanisme ont bien changé. Le directeur général du musée, Hamady Bocoum, la soixantaine alerte et archéologue émérite, en est bien conscient. Dans ce lieu aux multiples visages, il a développé sa vision grand angle d’une humanité en perpétuel mouvement.

Refusant le concept de collection permanente, l’espace se divise en salles d’exposition autour de thèmes comme l’Afrique, berceau de l’humanité, les contributions africaines au patrimoine scientifique technique et culturel, l’importance culturelle et sociale des tissus, mais aussi les portraits des grands hommes et femmes qui ont fait l’histoire de l’Afrique sur le continent comme dans le reste de la planète.

Sur une exposition panafricaine itinérante: Utopies africaines contemporaines

A l’image de L’Arbre de l’humanité, un grand baobab métallique de l’Haïtien Edouard Duval Carrié qui transperce les étages, on ressort de la visite du Musée des civilisations noires avec l’impression que la civilisation africaine se nourrit de son passé pour mieux rebondir. Explications et conversation avec Hamady Bocoum, dans son bureau installé dans cette immense bâtisse cylindrique en béton, inspirée par l’architecture des cases en Casamance.

«Le Temps»: Comment définissez-vous le concept de civilisation noire?

Hamady Bocoum: Je le conçois d’un point de vue historique. Ce n’est pas le musée du Noir. Nous voulons conter la production culturelle du monde noir dans la très longue durée. De Toumaï (notre ancêtre commun vieux de 7 millions d’années) jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à la création contemporaine. On oublie trop souvent que vous êtes aussi des Africains, que nous sommes tous des Africains. A un moment des fils d’Afrique ont quitté le continent. Ils sont revenus ensuite et ont colonisé l’Afrique. Bon, c’est l’histoire. On peut en pleurer ou en rire, ce n’est pas grave. C’est notre humanité qui progresse.

«L’Arbre de l’humanité», un grand baobab métallique de l’Haïtien Edouard Duval Carrié, est devenu un emblème du musée. Oumy Diaw / Musée des civiisations noires

 

Au musée, nous avons opté pour quatre grands partis pris: ne pas être un musée chromatique, ne pas être un musée ethnographique, ne pas être un musée anthropologique, ne pas être un musée subalterne, c’est-à-dire ne pas chercher à copier ce que font le Musée du Quai Branly ou le Smithsonian. Les civilisations sont variées, complexes et dynamiques. Décider qu’on les présente toutes dans une exposition permanente qui va durer cinq à dix ans n’a pas de sens. Il faut être dans le mouvement. Rien qu’en 2019 on a proposé pas moins de six expositions. Ce fut une année d’observation afin de voir comment le public réagissait.

Nous avons d’ailleurs été surpris de voir beaucoup de visiteurs, alors que souvent, en Afrique de l’Ouest, les musées sont déserts. Quels sont vos publics cibles?

On touche déjà les lettrés qui parlent français et/ou anglais, les élèves des écoles qui viennent en visite. On aimerait encore toucher les gens qui ne parlent que l’une de nos langues nationales. On est en train de mettre au point une solution numérique qui permette de télécharger les informations en peul ou en wolof sur son smartphone. On va également équiper un muséobus afin d’aller dans les banlieues et peut-être dans certaines autres villes du Sénégal. On pense que ces populations ne s’intéressent pas à la culture, mais ce n’est pas vrai. Il faut simplement leur parler dans leur langue. C’est pour cela qu’on a recours à l’intelligence artificielle, aux écrans et aux téléphones portables. Le taux de pénétration du téléphone en Afrique est incroyable parce que c’est une revanche de l’oralité.

Sur un des murs du musée, on lit: «Nous sommes tous Africains sur cette planète. Tous les Africains doivent se sentir partout chez eux.» Est-ce une forme de militantisme?

Quand vous passez dans l’exposition Afrique, berceau de l’humanité, vous passez devant un miroir. Pendant que vous vous regardez, on vous dit que vous êtes un Homo sapiens sapiens. C’est le dénominateur commun. C’est ce que nous voulons transmettre aux jeunes. Le racisme est plus un fait culturel qu’un fait biologique parce que les races biologiquement, ça n’existe pas. Les séquences génétiques d’un Blanc, d’un Noir ou d’un Jaune sont quasiment identiques. C’est dans la culture que nous construisons les racismes et les différenciations. Et c’est aussi dans la culture que nous pouvons les déconstruire.

Comment définiriez-vous le panafricanisme en 2020?

Il y a cinquante, soixante ans, on apprenait à nos parents ici au Sénégal que nos ancêtres étaient des Gaulois, que les Noirs étaient des sous-hommes, que l’Afrique n’avait pas d’histoire. Les premières générations d’intellectuels africains qui sont allées en Europe – Nkrumah, Cheikh Anta Diop, Alioune Diop et tous les autres – avaient légitimement à cœur de régler cette question-là. Ils l’ont très bien fait. Ce sont les grands initiateurs.

Reportage au Mali: Bamako, le salut par la culture

Mais le panafricanisme aujourd’hui ne peut pas rester sur ces valeurs d’il y a cinquante ans. Aujourd’hui, les idées, les cultures traversent désormais les frontières. Mes enfants jouent en ligne avec des Allemands, des Français, des Britanniques. Ils ne parlent pas nécessairement la même langue, mais ils se comprennent avec l’image et les gestes. Je pense qu’il y a une nouvelle humanité qui est en train de se créer et qui va surprendre beaucoup de monde. A cela s’ajoute aujourd’hui une défiance vis-à-vis des classes politiques qui est universelle. Je crois en ces jeunes. Ce sont eux qui vont sauver la planète.

Comment vous positionnez-vous par rapport à la question du rapatriement des œuvres en Afrique?

C’est important sans être non plus une question de sécurité nationale! On vient par exemple de récupérer de la France le sabre d’El Hadj Omar qui est un symbole de la lutte contre la colonisation française: cela attire beaucoup de monde au musée. Si les Béninois réclament le trône du roi Béhanzin au Musée du Quai Branly, je pense que cela est juste aussi. Mais il ne faut pas qu’on essentialise cette période coloniale qui dure peut-être cent ou cent cinquante ans, même si son impact a été colossal. Aujourd’hui, comme tant d’autres Africains, je parle le français, la langue du colon.

Est-ce que l’objectif est aussi un renforcement de l’identité africaine sur le continent comme dans la diaspora?

Pendant très longtemps, on a considéré l’Occident comme le modèle et on a essayé de tout faire pour nous rapprocher du modèle. Tant que l’on va essayer de suivre l’Occident, on sera derrière. Parce que le temps qu’on arrive là où ils en sont, ils auront déjà fait un pas de géant. Il faut trouver sa propre voie. Très naïvement, je pense que cette voie doit reposer sur des valeurs. Et l’Afrique a deux valeurs incroyables, qui sont parfois aussi des boulets. La première valeur, c’est la famille, la seconde, la foi. Je ne parle pas ici exclusivement de christianisme ou de religion. Je parle de croire que l’on ne vit pas que de pain, de croire en une certaine dimension spirituelle qui nous aide à faire face quand tout est compliqué. Je pense que la capacité de résilience incroyable des Africains repose sur la foi.

Lire aussi: A Zurich, le Congo d’hier et de demain

Malgré ce que le peuple africain a subi, il est toujours là. Il y a eu l’esclavage, il y a eu la colonisation, il y a eu toutes sortes de brimades, mais on résiste depuis l’Antiquité. Et notre cas est unique. Au Sénégal, il y a une représentation des religions qui est incroyable. Une coexistence entre les chrétiens, les musulmans et les religions traditionnelles. On a une salle au musée qui s’appelle «L’appropriation des religions abrahamiques». Lors de l’élaboration de cette salle, quand j’ai rencontré les chefs religieux musulmans, l’un d’entre eux, le chef d’une très grande congrégation religieuse, m’a surpris. Il m’a dit: «Mais Monsieur le directeur général, que faites-vous de notre panthéon? Que faites-vous de nos religions traditionnelles? Vous pensez qu’il n’y a que le christianisme ou l’islam ou le judaïsme?» Chez n’importe quel Africain, qu’il soit musulman, catholique ou juif, il reste une part de religion traditionnelle. Dans ce musée, on essaie d’en parler un peu.

Et la femme africaine dans tout ça?

Actuellement, on travaille avec ONU Femmes sur le leadership féminin en Afrique. Nous avons connu pendant longtemps un système matriarcal, avec des reines puissantes. Ce sont l’islamisation et la christianisation qui ont patriarcalisé la société africaine. Chez vous, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, la fille était la propriété de son père et quand elle devenait femme, elle était la propriété de son mari. Cela n’était pas comme ça chez nous jusqu’à l’adoption des religions abrahamiques. Aujourd’hui, notre système est devenu hybride. Mais la tradition de respect de la femme est plus ancrée chez nous.

A l’heure actuelle, le leadership politique transcende aussi un certain nombre de barrières. Il y a pas mal de différenciations sociales en Afrique. On appelle ça des castes – même si ce ne sont pas vraiment des castes. Le leadership féminin est en train de casser tout cela et c’est vraiment bien. L’Afrique bouge et se renouvelle. L’exposition s’inscrit dans la durée. Elle rend compte de ce vécu africain et en même temps essaie de mettre en perspective les changements en cours.

Source : Le Temps (Suisse)

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page